Désignation de bénéficiaires c. patrimoine familial

Par Me Carolyne Mathieu | 1 mai 2016 | Dernière mise à jour le 16 août 2023
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Andrei Shumskiy / 123RF

Il est admis que les époux mariés ou unis civilement constituent ensemble un patrimoine familial protégé par la loi. Plusieurs valeurs seront constituées pendant les années de mariage ou d’union civile. Ces valeurs accumulées correspondent notamment aux biens affectés à l’usage de la famille dont la résidence principale, la résidence secondaire, les meubles garnissant ces résidences et les voitures servant aux déplacements de la famille. Elles comprennent également les régimes de retraite, REER, FEER, etc.

Lors du partage du patrimoine familial ainsi constitué, les gestes qui ont pour objectif d’aliéner ces valeurs dans le but de soustraire un bien du patrimoine familial et d’en priver l’autre époux sont susceptibles d’être notamment sanctionnés par un partage inégal.

Mais est-ce toujours le cas ? Ou bien existe-t-il des situations qui échappent au contrôle des tribunaux et qui, par ricochet, neutralisent les objectifs de protection des époux qui avaient motivé l’adoption de ces mesures d’ordre public ? Nous croyons que cela peut parfois arriver. Notamment lors de la désignation d’un bénéficiaire autre que l’époux ou le conjoint uni civilement d’un produit de rente de capitalisation tel un fond distinct, en cas de décès.

LA JUSTE PART DE CHACUN

D’abord, il faut savoir que le droit conféré à l’époux dans le patrimoine familial n’est pas un droit de propriété directe dans la moitié de tous les biens qui constituent ce patrimoine, contrairement à une croyance populaire. Il s’agit en fait d’un droit de créance général et personnel. Globalement, cela signifie que les époux ou les conjoints unis civilement peuvent disposer librement des biens dont ils sont propriétaires et qui constituent ce patrimoine, mis à part quelques protections particulières liées à la résidence familiale et aux meubles meublants qui la garnissent.

Au moment du décès d’un époux, les valeurs constituant le patrimoine familial sont cristallisées. La succession est créée et le liquidateur doit administrer la succession en fonction des valeurs relevant de la liquidation du patrimoine familial et des biens constituant les autres valeurs successorales.

Par conséquent, si nous mettons de côté l’aspect successoral strict pour nous concentrer sur le volet successoral « familial », le liquidateur procédera à l’évaluation des biens composant le patrimoine familial et arrêtera la valeur partageable de ces biens dans l’objectif de pouvoir procéder à la liquidation ou au « partage » du patrimoine familial. À ce stade, les REER (ou les FERR) seront évidemment comptabilisés.

Si l’époux décédé avait nommé une personne autre que son époux ou son conjoint uni civilement bénéficiaire de son REER, lequel consiste en un produit de rente de capitalisation tel un fonds distinct, il est alors possible que ce REER soit exclu de la succession.

Pour le cas où la succession ne serait pas solvable ou éprouverait des difficultés financières, il est également possible que par le jeu de cette désignation, au bout du compte, l’époux décédé ait soustrait un bien du patrimoine familial sans qu’il soit possible pour le conjoint survivant d’obtenir sa juste part, lui qui était pourtant censé être protégé par la loi contre ces situations de déséquilibre financier.

« CE QUI ME RESTE IRA À ESTELLE »

Prenons un exemple. Monsieur et Madame vivent séparés l’un de l’autre mais sont toujours mariés. Ils n’ont pas d’enfants, leur fils étant décédé à l’âge de 17 ans dans un tragique accident il y a plusieurs années, et aucune autre famille connue. Monsieur entretient une flamme amoureuse avec Estelle mais ils ne vivent pas ensemble. Il l’a instituée bénéficiaire de son REER de 100 000 $, détenu auprès de la Compagnie d’assurance sur la vie ABC inc.

À force de dépenses, Monsieur n’a plus d’économies et ne vit que d’une pension du gouvernement fédéral pour qui il avait antérieurement travaillé à titre d’agent aux passeports. Il projette de convertir son REER en FEER l’année prochaine.

Au moment de la séparation de fait de Monsieur et de Madame, la résidence des parties avait une valeur nette de 200 000 $ que les époux s’étaient partagée à l’amiable, sans document particulier.

Soudain, Monsieur décède ab intestat (sans testament), n’ayant pas jugé utile de dresser son testament puisque tout ce qui lui resterait « irait à Estelle », aurait-il dit, selon cette dernière. Passé les émotions, Madame a de son côté hâte que la succession soit réglée car elle réclame sa part du REER : celui-ci « est inclus dans le patrimoine familial », déclare-t-elle. Il n’y a pas d’autre actif à la succession.

Force est de constater que la situation risque d’être difficile pour Madame. En effet, la désignation d’Estelle est valide et, par conséquent, le REER de 100 000 $ sera soustrait de la succession.

Elle pourra évidemment se tourner vers la succession pour demander la moitié du REER, mais puisqu’il n’y a plus d’actif, elle ne pourra vraisemblablement pas se faire payer.

Par ailleurs, la succession recevra la facture d’impôt concernant le REER encaissé, puisqu’il n’y aura pas de roulement au conjoint. La succession sera donc même déficitaire.

De fait, il nous semble que, malgré les volontés du législateur de protéger les époux ou les conjoints unis civilement, la cible n’aura pas été atteinte en cas de décès, lors de la désignation d’une autre personne que l’époux ou le conjoint uni civilement à titre de bénéficiaire d’un REER ou d’un FEER constitué dans un fond distinct.

Il est capital de saisir ces nuances lors de la désignation de bénéficiaires à un produit d’assurance de personnes tel un fond distinct. Il est également capital de vérifier que la volonté du défunt est intégralement respectée car autrement, le conseiller ou le représentant pourraient se retrouver dans des situations aux répercussions majeures.

Deux questions pour votre client

1 Afin d’éviter d’appauvrir l’un des époux lors d’un partage du patrimoine familial dans lequel des biens ont été soustraits, a-t-on pensé à rétablir l’équilibre de ce partage à l’aide d’une protection de valeur équivalente en assurance sur la vie de l’autre époux ?

2 Plutôt que d’établir une prestation compensatoire en faveur d’un conjoint ou ex-conjoint en reconnaissance de sa participation à l’enrichissement de l’autre conjoint, a-t-on pensé à utiliser un contrat d’assurance sur la vie de cet autre conjoint dont le bénéficiaire serait ce conjoint ou ex-conjoint ?

Jean-Guy Grenier, BAA, CMC, Adm.A., Pl. Fin., directeur régional – Elite, Développement et Mise en marché, Assurance et Épargne pour les particuliers, Desjardins Sécurité financière, Montréal.

Me Carolyne Mathieu est avocate, médiatrice et arbitre au Cabinet de services juridiques inc. Elle est également présidente 2015-2016 de la table sectorielle en assurances et services financiers de l’Institut de médiation et d’arbitrage du Québec.


• Ce texte est paru dans l’édition de mai 2016 de Conseiller

Me Carolyne Mathieu