Se battre contre son industrie

Par Jean-François Parent | 14 février 2019 | Dernière mise à jour le 15 août 2023
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Conseiller portant des gants de boxe.
Photo : Galina Peshkova / 123RF

Le conseiller Denis Capes a vendu de l’assurance maladies graves toute sa carrière, en souscrivant d’ailleurs une pour lui-même. Aujourd’hui, il craint que ses clients ne passent par le même chemin de croix que lui quand viendra le temps d’être indemnisé.

Novembre 2017. Denis Capes, conseiller de plus de 30 ans de métier, s’occupe de ramasser les feuilles d’automne sur son terrain de Morin-Heights, dans les Laurentides. Les engourdissements, les douleurs thoraciques et, finalement, la panique s’emparent de lui. Il a tout juste le temps de composer le 911 avant de s’effondrer. Il passe six jours à l’hôpital.

Le diagnostic : une crise cardiaque causée par une sténose aortique sévère, soit un rétrécissement de l’aorte qui endigue l’afflux sanguin vers le coeur.

Titulaire d’une assurance maladies graves, il croyait être protégé. Mais il a dû batailler ferme pendant près d’un an pour être indemnisé. C’est son passage à l’émission La Facture, diffusée le 13 janvier dernier à Radio-Canada, qui a scellé l’aventure. Il a en effet été payé quatre jours plus tard.

« Si même moi, un conseiller d’expérience, j’ai eu du mal à être indemnisé, imaginez ce que mes clients pourraient subir », explique-t-il à Conseiller.

Denis Capes a en effet essuyé trois refus de son assureur avant de toucher les 100 000 $ d’indemnités prévues à son contrat, le 17 janvier dernier. Le conseiller a souscrit le produit Chèque-vie en 1999, aujourd’hui géré par Manuvie, qui l’a acquis lors du rachat des activités canadiennes de l’Union commerciale, en 2000.

Denis Capes débute sa carrière en sécurité financière au sein de Manuvie dans les années 1980, où il passe 10 ans. L’un des premiers conseillers à proposer l’assurance maladies graves, il en vend et il en achète : même sa femme souscrit une police Chèque-vie en 2013.

Au lendemain de la catastrophe, « les médecins [lui] donnaient deux ou trois ans à vivre ». On lui propose donc une intervention à cœur ouvert, la procédure de Ross, pour reconstruire la valve aortique.

Cloué au lit depuis la fin de l’année 2017, Denis Capes est opéré au début de février 2018. Sans réaliser que son contrat restreint sévèrement ce que constitue une chirurgie cardiaque et le type de chirurgies autorisées.

Refonte du marché

Lancée dans les années 1990, l’assurance maladies graves couvre jusqu’à 26 affections, de l’infarctus au cancer, en passant par l’insuffisance rénale. Mais l’industrie, autant que la médecine, progresse, ce qui incite les assureurs à revoir leurs polices en 2013.

Les disparités entre assureurs sur les définitions des maladies et les connaissances médicales sont telles que des révisions sont nécessaires. Et le flou des définitions laisse plusieurs conseillers perplexes quand vient le temps d’expliquer le produit aux clients.

L’Association canadienne des compagnies d’assurance de personnes, l’ACCAP, s’attaque donc en 2013 à une vaste révision, explique sa porte-parole Suzie Pellerin. « Les produits des assureurs se raffinent constamment pour tenir compte [des] avancées [médicales] », écrit-elle à Conseiller.

Le problème de clauses des contrats d’assurance est bien documenté : les juristes du cabinet En Clair analysent en 2018 des polices d’assurance offertes au Québec. La présidente de l’ACCAP Lyne Duhaime participe d’ailleurs à l’exercice.

Selon En Clair, les clauses des contrats « énoncent une multitude de conditions avant d’exprimer l’idée principale, font trop de références temporelles, sont trop techniques, sont rédigées à la voix passive ou de manière impersonnelle ou encore elles contiennent trop de compléments », peut-on lire dans leur rapport publié en juillet 2018.

Des définitions problématiques

Les conseillers ont d’ailleurs longtemps dû faire leur propre arbitrage entre les différentes polices disponibles sur le marché, concède Claudine Cloutier, vice-présidente ventes et associée du Groupe Cloutier, l’agent général de Denis Capes. Avant l’effort de normalisation de l’ACCAP, en 2013, « les présentations des produits misaient sur des arguments de vente tels « notre définition de telle maladie grave est la meilleure », relate la responsable des prestations du vivant chez Cloutier. Aujourd’hui, il y a des améliorations grâce à l’ACCAP, même s’il reste du travail à faire. »

On observe d’ailleurs une baisse des refus d’indemniser pour non-respect des définitions au contrat : établies à 41 % avant les années 2010, les demandes écartées constituaient environ 20 % des réclamations après 2010, selon les données du réassureur Munich Re. Aujourd’hui, « la vaste majorité des réclamations sont payées », écrit Catherine Vendryes, porte-parole de Munich Re, dans un courriel.

Mais l’état de santé de Denis Capes, lui, ne correspond pas exactement aux définitions du contrat souscrit en 1999. Son accident cardiaque se manifeste par l’augmentation des protéines musculaires du cœur, les troponines, dont le taux augmente lors d’un infarctus.

Un simple petit mot de deux lettres, « et », joue un tour à Denis Capes lorsqu’il dépose sa réclamation. Son taux de troponines bondit de plus de 1 000 % à la suite de son accident. Sauf que ce n’est pas détectable avec un électrocardiogramme (ECG), alors que la police Chèque-vie précise que la garantie ne s’applique que lorsque l’accident cardiaque est mesuré par ECG et que le taux d’enzymes cardiaques – les troponines – est élevé. L’importance des dégâts a néanmoins nécessité une chirurgie à cœur ouvert de plus de cinq heures.

Le refus essuyé par Denis Capes, motivé dans une lettre truffée d’erreurs envoyée par Manuvie le 21 août dernier, est sans équivoque : « Qu’and [sic] vous avez été hospitalisé […] les informations reçues on [sic] indiquer [sic] que vous eux [sic] des élévations des enzymes cardiaques, [mais que l’ECG ne montrait aucun infarctus du myocarde]. »

Autre obstacle : la procédure de Ross subie par le conseiller remplace la valve de l’aorte et nécessite le raccord des artères coronariennes. Sauf qu’il faut remplacer une partie de l’artère et non la recoudre, stipule le contrat. Mise au point dans les années 1960, mais généralisée depuis moins de dix ans, la procédure de Ross n’est donc pas couverte par les contrats de Manuvie antérieurs à 2013.

« C’est comme si j’étais couvert pour l’amputation d’une main, mais qu’on me refusait l’indemnisation parce que la main a été perdue à la suite de l’amputation d’un bras, s’insurge Denis Capes. La police de ma femme, pour le même produit, couvrait pourtant ce qui m’est arrivé, mais elle a été souscrite en 2013. »

Dans le contrat de sa femme, on a remplacé la préposition « et » par « au moins un des symptômes suivants » pour déterminer si l’indemnisation est acceptée. Malgré sa crise cardiaque et la chirurgie à cœur ouvert, Manuvie invoque la police pour motiver les trois refus essuyés par Denis Capes, entre mars et octobre 2018.

« On joue sur les mots pour empêcher l’indemnisation. Je me suis senti trompé », critique ce dernier.

« Nos clients se trouvent au cœur de tout ce que nous faisons », insiste Anne-Julie Gratton, porte-parole de Manuvie, sans aborder le cas de Denis Capes directement. « Nous cherchons constamment à communiquer avec les clients et les titulaires de contrat de façon claire et compréhensible. »

« Assis sur une bombe »

Ulcéré par le combat qu’il a dû mener, Denis Capes est surtout inquiet. Il a lui-même vendu une cinquantaine de polices au fil des ans, émises par plusieurs assureurs. Il craint que ses clients ne se retrouvent prisonniers de définitions trop restrictives, une constante dans l’industrie.

« Nous sommes assis sur une bombe », qui éclatera lorsque les assurés voudront réclamer, s’inquiète le conseiller.

Il plaide pour que les assureurs révisent les définitions contenues dans les contrats vendus avant 2013. Mais elles sont là pour rester.

D’abord, il n’y a aucune obligation réglementaire ou législative qui force les assureurs à revoir les clauses de leurs contrats, explique l’Autorité des marchés financiers (AMF).

Et si les définitions d’aujourd’hui ont évolué, « l’AMF ne peut intervenir auprès des assureurs relativement à la rétroactivité des changements et n’intervient pas directement dans la rédaction des contrats par l’assureur », dit Sylvain Théberge, porte-parole de l’Autorité.

Même son de cloche du côté de l’ACCAP, où l’on ne croit pas qu’il soit possible de revoir les définitions antérieures. « Nous reconnaissons [toutefois] l’importance d’améliorer continuellement nos pratiques. Certains [assureurs] ont déjà signifié qu’ils allaient revoir les formations destinées aux conseillers sur les produits », poursuit Suzie Pellerin.

Claudine Cloutier juge exagérée l’idée qu’une hécatombe survienne. « Ce ne sont pas tous les contrats qui sont flous, et certains des anciens contrats contiennent des définitions plus larges. Des conseillers en sont très satisfaits », soutient la vice-présidente de l’agent général, qui dessert quelque 850 conseillers actifs en sécurité financière.

Il reste qu’il y a « plein de polices en vigueur qui risquent de souffrir des mêmes carences. Cela force à se demander ce que nous allons faire avec les vieux contrats. Même pour les assureurs, ça ne semble pas évident », ajoute-t-elle.

Revoir les contrats  

Denis Capes veut que l’industrie se mobilise sur la question, et enjoint ses collègues à revoir leurs vieux contrats et à contacter leurs clients. « Comme conseiller, on vend des produits qui ne semblent pas fonctionner. C’est préoccupant. » Les assurés risquent d’être pris au dépourvu, selon lui.

D’autant que, légalement, la complexité d’un contrat ne l’annule pas, explique l’avocate Valérie Lemaire, du cabinet Langlois, à Québec. L’article 1432 du Code civil indique qu’une clause ambiguë doit s’interpréter au bénéfice du client. Mais voilà, « ce n’est pas parce qu’une clause est complexe qu’elle est ambiguë », précise la spécialiste du litige en assurance.

Au Groupe Cloutier, on estime qu’il faut faire davantage pour soutenir les ventes. « Le rôle d’un agent général, c’est d’aider un conseiller à mieux comprendre son offre; c’est impossible de tout connaître, dit Claudine Cloutier. Il faut donc les outiller et les former. Si on ne prend pas cette initiative-là, on va avoir des problèmes. »

Un peu de baume au cœur de Denis Capes?

Jean-François Parent