Raréfiée, l’assurance responsabilité se vend à prix d’or

Par Gérard Bérubé | 26 avril 2005 | Dernière mise à jour le 16 août 2023
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(Mars 2005)Durant les années 1990, un véritable mouvement dedésertion a frappé le secteur de l’assurance responsabilitéprofessionnelle. Ce reflux a atteint son apogée durant la périoded’«exubérance irrationnelle» ayant précédél’éclatement de la bulle technologique et la correction boursière.Le départ d’un gros acteur(Encon)avait déjà crééun vide dans le marché, et d’importants intervenants se sont retirésde ce segment entre 1998 et 2000.

Certes, les événements boursiers ont fait fuir – pensonsà l’effondrement des valeurs technologiques et aux scandales boursiersà la Enron. Mais il y a aussi eu, au Québec, des modificationsà la réglementation encadrant la distribution des produits etservices financiers qui ont favorisé ce mouvement, notamment une nouvelleexigence gouvernementale dans la foulée de la Loi sur les intermédiairesde marché et de la Loi sur la distribution de produits et services financiers: la protection du conseiller se poursuit pendant une période de cinqans suivant la fin de son activité.

Après le passage à vide de la fin des années 1990, l’équilibrerevient peu à peu sur le marché de l’assurance responsabilitéprofessionnelle. Le conseiller peut compter sur le retour de quelques acteursdu côté de l’offre de ce produit spécialiséau prix, cependant, d’un triplement des primes pour une couverture debase. «Nous avons déjà été en situation demonopole, mais le marché est maintenant plus actif et dynamique»,commente Louis Gagnon, président et chef de l’exploitation d’Inovesco.

La Lloyd’s(en relation d’affaires avec Inovesco)a toujours étéprésente dans ce segment. S’y sont greffées depuis EIC(deGE Capital)et Advocis. Mais le bassin demeure petit, convient M. Gagnon. «Ilest normal que le nombre d’acteurs soit restreint, car nous parlons icid’un marché très spécialisé qui exige uneexpertise et une capacité d’évaluation. Sans compter qu’ilfaut pouvoir miser sur une masse critique de manière à répartirle risque.»

Payer pour EnronDésormais, avec l’évolution du marché, l’analysene peut être faite localement et se limiter aux conseillers québécois,soutient Claire Héon, vice-présidente principale d’Aon Parizeau.Elle insiste : «Le centre de décision des assureurs n’estplus uniquement montréalais. Il est aussi à Toronto ou ailleursdans le monde. Sans compter l’action des réassureurs. Le marchéquébécois ne peut être isolé de ce qui se passe àl’échelle mondiale.» Elle pense aux scandales comme celuid’Enron ou encore aux pratiques de synchronisation du marché oud’opération hors délai(late trading)qui ont coûtécher aux assureurs. Même si le scandale ou les malversations reprochéesapparaissent comme une affaire uniquement américaine, le conseiller québécoisen paie le prix. Or ce n’est pas tout : il fait les frais des risquesde recours collectif, qui forcent plus d’un assureur à multiplierles exclusions, sinon à tout simplement se tenir loin de certains marchés.

Victimes de plusieurs scandales, les assureurs sont devenus plus sélectifset leur analyse, plus sévère. «Il appartient à l’assureurde décider s’il couvre ou non un risque ou un marché donné»,résume-t-elle. Si l’assureur décide de couvrir un risquequ’il juge élevé, cela va se traduire par une augmentationdes primes, une augmentation de la franchise et une diminution des limites dela protection ou des garanties.

Des tracas pour les conseillersCette rareté de l’offre n’a pas étésans créer certains soucis aux conseillers. «Je me suis retrouvédans une situation de non-conformité pendant au moins deux ans»,se rappelle Michel Marcoux, président d’Avantages Services financiers.Mais, depuis deux ans, tout est rentré dans l’ordre. Le cabinets’en est finalement remis à l’intermédiation de l’Ordredes administrateurs agréés du Québec(OAAQ), qui fait affaireavec AXA. «Mais c’était à prendre ou à laisser.On nous disait que, dans la foulée de l’affaire Enron, il n’yavait pas de marché pour le risque couvert par les contrats du type erreuret omission», ajoute M. Marcoux, qui avait, au préalable, multipliéles pressions et les représentations auprès du Bureau des servicesfinanciers.

Du côté de la Chambre de la sécurité financière,on n’y peut rien. «Ce n’est pas dans notre mandat, qui consisteà veiller à la protection du consommateur en encadrant le représentant»,commente Christiane Côté, directrice des communications et desaffaires publiques.

Annie Boivin est également passée par là. Aprèsavoir quitté une institution financière pour s’établirà son compte, la fiscaliste et planificatrice financière ne parvenaitpas à se dénicher une couverture d’assurance responsabilité.Ses recherches ont été plus ardues du fait qu’il y a confusionautour de son titre. «Pour plusieurs, la planification financière,c’est automatiquement du placement. Et, pour faire du placement, il fautœuvrer au sein d’un cabinet.» Elle a finalement obtenu unecouverture auprès de la Lloyd’s, par l’intermédiaired’Inovesco.

Jean-Pierre Duguay, président du Groupe financier Everest, a égalementéprouvé des difficultés. «Nous faisions affaire avecEncon, mais, lorsque cette firme s’est retirée de ce marchésans autres raisons, nous nous sommes retrouvés devant un problèmede renouvellement. Et les primes avaient augmenté.» Regroupantplusieurs membres de l’OAAQ, Everest s’en est également remisà cette association. Mais on déplore que «les primes ontété multipliées par 10 en 4 ans».

L’Autorité des marchés financiers(AMF)préciseque l’assurance responsabilité est obligatoire et que le non-respectde cette règle peut mener à la radiation. C’est lors durenouvellement de son permis que le conseiller doit faire la démonstrationqu’il est assuré. Heureusement, le porte-parole de l’AMF,Philippe Roy, n’a jamais constaté de tels cas de non-conformitédepuis que l’organisme a vu le jour. «On présume que lesconseillers finissent toujours par trouver un assureur, même si on comprendque certains ont pu éprouver des difficultés.»

Le marché se stabilise«Le marché est plus stable. Il y a également plus de stabilitédans les tarifs. Les primes sont revenues à un niveau plus respectable»,signale M. Gagnon. Il souligne, à titre d’exemple, qu’uncourtier en assurance vie pouvait, en 1998, débourser 200 $ pour unecouverture de base. Cette prime oscille en 2005 entre 560 $ et 750 $ pour uncontrat prévoyant des limitations plus importantes.

Et ces primes sont encore plus importantes dans le secteur du placement. «Toutce qui s’appelle “placement” est plus à risque»,résume-t-il. Des cas Nortel, ce n’est pas bon pour les primes!Outre les dossiers de fraude pure, il y a, comme le présente M. Gagnon,le cas type d’un client croyant avoir placé son épargnedans un fonds sûr, avec capital garanti, et se retrouvant au sortir dela correction boursière avec un patrimoine fortement érodé.

De façon plus large, «il y a plus de réclamations, et c’estsur le plan de de l’interprétation que ça se joue. Ce n’estpas tant le montant des réclamations que les importants frais liésà la défense qui influence.», fait remarquer M. Gagnon.Le poids de ces frais dans la facture totale fluctue selon la conclusion dudossier et, le cas échéant, du montant final de la réclamation.«Cela varie d’une année à l’autre. Si la défenseaccapare 80 % des frais totaux, quatre ou cinq grosses réclamations peuventchanger complètement la donne.» En moyenne, dans le secteur desservices financiers, il peut s’écouler entre cinq et six ans avantle règlement final du dossier.

«Il ne faut également pas négliger l’impact du courtierindépendant, un phénomène grandissant», renchérit-il,rappelant que le cabinet et le représentant sont assurés individuellement.Pour le cabinet, la prime sera fonction du revenu et du nombre de représentants.On tiendra également compte de son historique et de la présenced’un programme de conformité. C’est là toute la différenceentre une assurance collective et une couverture individuelle.

Mme Héon acquiesce. Elle précise que l’assureur a deuxobligations. Il doit payer la conséquence, le dommage. Il doit égalementdéfendre l’assuré. «Ne serait-ce que pour établirla preuve, cela peut nécessiter une batterie d’experts. Les fraisde défense peuvent être très élevés.»Elle indique également qu’avec ces scandales financiers àrépétition et des émissions téléviséesdu type La Facture, les assureurs sont plus effrayés, ont moins d’appétitou sont plus frileux.

Cela peut expliquer, par exemple, que les courtiers en valeurs mobilièrespuissent connaître de la difficulté à trouver une assurance.Qu’il peut en être ainsi, à une échelle moindre, pourles planificateurs financiers. «D’un côté, on se retrouveavec cette obligation qu’ont les professionnels d’être assuréset, cela, les consommateurs le savent. De l’autre, on se retrouve aussiavec des consommateurs plus avisés, mieux renseignés. Ils sontplus enclins à intenter une poursuite en 2005 qu’ils ne l’étaienten 1995.»

Des primes abusivesRodrigue Julien, de Chrétien, Julien et Associés, n’abondepas en ce sens. «Selon les statistiques de la Chambre de la sécuritéfinancière, les fraudes en 2003 ont conduit à des amendes de 357000 $. Ce n’est pas énorme. Du moins, ce ne sont pas de tellesamendes qui peuvent justifier les primes que nous versons.» Cet assureurvie agréé en a contre le montant des primes, qu’il considèreabusif. «Pour 50 000 $ de revenus et moins, c’est 1 000 $, pourplus de 50 000 $, c’est 1 700 $. C’est beaucoup. Et nous n’avonspas le choix.» Et lorsque survient un litige ou lorsqu’une plainteest déposée, «tu vas essayer de te défendre seul.Tu n’iras pas confier le dossier à l’assureur parce que,ce faisant, tes primes vont augmenter l’année suivante. Tu te retrouvesà être assuré sans l’être vraiment.»

De l’avis de M. Julien, cette situation est devenue un frein àla libre concurrence. Il donne l’exemple de l’épargne collective,domaine dans lequel certains ne sont même pas assurés. «Legouvernement exige d’un cabinet en épargne collective trois typesde protection : la contribution au fonds d’indemnisation, l’assuranceresponsabilité professionnelle et l’obligation de maintenir uncapital net liquide d’au moins 50 000 $. Mais, en assurance, si on offredes fonds distincts, cette exigence de 50 000 $ n’existe pas»(voirTire-t-on sur la bonne cible? p. 23).

Autant de cas ou d’illustrations qui, aux yeux de l’assureur vieagréé, soulèvent la question de la nécessitépour les conseillers de se doter d’une corporation ou d’une organisationvouée à la défense de leurs intérêts. Ne serait-ceque sur le plan de l’assurance responsabilité, «les médecinsont un fonds depuis longtemps, les avocats aussi, même les municipalitésont leur mutuelle. Un tel fonds permet également de développerune expertise et de faciliter l’accès à des ressources quiseront mises au service du conseiller cotisant», plaide-t-il.

Une opinion qui ne fait pas l’unanimité, selon Mme Héon,pour qui il existe des solutions de rechange. «Il est déjàarrivé dans le passé que des professionnels ont éprouvédes difficultés à s’assurer et cela a donné lieuà des regroupements», souligne-t-elle judicieusement.

Gérard Bérubé