En quoi les marchés émergents ont-ils changé au fil des années? Sont-ils mieux préparés à affronter la volatilité? Nous avons demandé à Christine Tan, gestionnaire de portefeuille à Placements mondiaux Sun Life, de nous parler de l’évolution du rôle des marchés émergents dans l’économie mondiale ainsi que des conséquences de cette évolution sur les personnes qui épargnent et investissent en vue de leur retraite.
1. Comment les marchés émergents ont-ils évolué sur le plan structurel pour mieux faire face aux soubresauts et à la volatilité des marchés au fil des années?
Au cours des 15 dernières années, les marchés émergents ont considérablement évolué. Ces changements les ont rendus un peu plus résistants aux risques macroéconomiques et aux perturbations sur les marchés mondiaux. Ils ne sont pas encore immunisés, mais se sont énormément améliorés.
Aujourd’hui, la plupart des gouvernements des pays émergents sont plus à l’écoute des besoins de la population. S’ils ne mettent pas en place les réformes et les politiques appropriées, ils sont chassés du pouvoir. Cela prépare le terrain à un développement et à une croissance plus durables.
De leur côté, les banques centrales des pays émergents sont devenues beaucoup plus orthodoxes dans leurs décisions de politique monétaire en respectant un double mandat de maîtrise de l’inflation et de création d’emploi, comme leurs homologues des économies développées. Elles sont également plus transparentes et communiquent leur taux cible d’inflation et l’orientation de leur politique monétaire, ce qui améliore la compréhension des perspectives d’évolution des taux d’intérêt.
Les réserves de change influent aussi sur cette évolution. En 1995, les marchés émergents détenaient environ un tiers des réserves de change mondiales. Aujourd’hui, ils en détiennent environ les deux tiers, avec la Chine en tête, mais aussi l’Inde, le Brésil et la Russie, ce qui leur donne la souplesse nécessaire pour stabiliser leur monnaie en cas de besoin. Cela leur permet également de rembourser leurs dettes en dollars américains. D’ailleurs, plusieurs pays émergents émettent des obligations dans cette devise parce que les taux d’intérêt sont plus faibles et que cela leur donne accès aux investisseurs obligataires mondiaux.
Le dernier facteur en cause est la résilience de la consommation intérieure. Dans plusieurs pays émergents, les ménages ont désormais un revenu de base suffisant pour soutenir un bon niveau de consommation. Lors de la crise financière de 2008, plusieurs pays émergents ont su bien résister, en partie grâce à ce facteur, mais aussi grâce aux mesures de relance économique mises en œuvre par le gouvernement, plus attentif aux besoins de la population.
Ce ne sont là que quelques-uns des principaux facteurs qui ont favorisé l’évolution des marchés émergents et qui les ont rendus plus résistants aux chocs macroéconomiques mondiaux. La moitié des consommateurs mondiaux et 90 % de la population mondiale âgée de moins de 30 ans résident aujourd’hui dans les pays émergents. Cette réalité sera un moteur important de la croissance mondiale pendant des années, voire des décennies.
2. Il y a 10 ans, les personnes qui épargnaient en vue de leur retraite auraient peut-être évité d’investir sur les marchés émergents. Pourquoi pensez-vous que ces pays pourraient avoir leur place dans nos portefeuilles aujourd’hui?
Premièrement, la gamme de catégories d’actifs a changé. Il y a 15 ans, elle était plus restreinte et moins diversifiée. La Chine occupait une place plus importante et bon nombre d’autres économies étaient relativement petites. Aujourd’hui, près de 50 % de la croissance économique des marchés émergents provient de la Chine, mais elle n’est plus toute seule : l’Inde représente environ 18 % et les autres économies émergentes apportent aussi leur contribution.
Ce groupe de pays diversifiés possède différents moteurs économiques et des cycles commerciaux distincts, ce qui a fait réduire la volatilité globale de cette catégorie d’actif et amélioré son potentiel de risque et de rendement.
Deuxièmement, pour les investisseurs, les rendements (obligataires et en dividendes) demeurent assez faibles sur les marchés développés comme le Canada et les États-Unis, en raison des programmes d’assouplissement quantitatif et des faibles taux des banques centrales. Par conséquent, les investisseurs à la recherche de solutions de rechange à rendement élevé devraient se tourner vers les titres à revenu fixe des marchés émergents pour diversifier leurs portefeuilles.
Enfin, les grands investisseurs institutionnels – que nous appelons les « investisseurs avisés » – sont déjà en train de faire une place aux marchés émergents dans leurs portefeuilles. Les investisseurs canadiens connaissent tous le Régime de pensions du Canada (RPC), qui alloue 16 % de son portefeuille aux titres de marchés émergents. Le nouveau président de l’Office d’investissement du RPC a récemment annoncé son intention de doubler la pondération des titres de marchés émergents pour la porter à environ 33 %1 d’ici 2025.
Plusieurs autres caisses de retraite et fonds souverains ont également décidé de lui emboîter le pas.
Nous appelons ce groupe d’investisseurs institutionnels les « investisseurs avisés » parce qu’ils ont un poids important et qu’ils placent à long terme plutôt qu’à court terme.
3. Il existe aujourd’hui d’autres catégories d’actifs que les actions sur les marchés émergents. En tant que gestionnaire de portefeuille, pouvez-vous nous expliquer comment les choses ont changé?
Les actions ne sont plus la seule catégorie d’actif disponible, même si c’est celle que les investisseurs connaissent le mieux. Ces pays émettent aussi maintenant des titres à revenu fixe, qui comprennent les obligations d’État (notées de bonne qualité pour la plupart) et les obligations de sociétés.
Un aspect intéressant des obligations de marchés émergents est qu’elles ont une faible corrélation avec les obligations canadiennes et les obligations américaines, ce qui en fait un outil de diversification très utile pour de nombreux investisseurs en titres à revenu fixe. De plus, les obligations de marchés émergents ont toujours offert de meilleurs rendements, en partie parce que ces pays croissent à un rythme rapide dans un climat où le risque d’inflation est élevé. Les taux d’intérêt au sein de ces économies se situent à un niveau semblable à celui des taux du Canada dans les années 1980 et au début des années 1990.
L’univers des actions des marchés émergents a également pris de la maturité et évolué au fil des années. Les investisseurs ont souvent tendance à associer les secteurs des ressources et de la fabrication – plus cycliques – à ces marchés. En fait, le secteur qui a le plus progressé et qui a la pondération la plus élevée dans l’indice est celui des technologies.
Aujourd’hui, c’est dans les pays émergents que se trouvent les entreprises technologiques à mégacapitalisation les plus importantes du monde, comme Alibaba, l’Amazon chinois. De plus, de grandes sociétés de services-conseils en technologie qui sont devenues des marques mondiales, comme Cognizant et Infosys, sont situées en Inde. Ces entreprises représentent une grande part de l’indice boursier actuel des marchés émergents.
La finance, la consommation discrétionnaire et la consommation de base sont également d’importants secteurs sur ces marchés et reflètent la croissance rapide de la consommation intérieure. Nous croyons que la diversification dans ces secteurs, au détriment des secteurs plus cycliques, appuie le bien-fondé des placements sur les marchés émergents.
Selon notre thèse de placement de base, les pays émergents ont fondamentalement un revenu de base plus faible et un taux d’urbanisation moins élevé. Cela signifie qu’une évolution économique et sociale générerait de nombreuses occasions de croissance. Par exemple, le taux de pénétration du marché de nombreux biens de base, comme les automobiles et les réfrigérateurs, est très faible; l’accès à la propriété et même au crédit en est à ses débuts. Ce contexte laisse donc place à une croissance de la consommation. Dans les pays développés, ces occasions sont arrivées à maturité; dans les pays émergents, elles sont au début de leur phase de croissance.
4. Selon votre expérience auprès des conseillers, quelles sont les pondérations allouées aux titres des marchés émergents dans les portefeuilles des clients?
En tant que gestionnaire de portefeuille, j’ai eu l’occasion de parler à des conseillers de tout le Canada à propos des marchés émergents. J’ai constaté que la pondération des actions et des titres à revenu fixe de ces marchés variait grandement selon le type de clients et leur conception de la répartition d’actif. Dans l’ensemble, j’ai remarqué que la pondération augmentait graduellement. Celle des actions peut être de 10 à 15 % au sein d’un portefeuille d’actions, alors que celle des titres à revenu fixe peut aller jusqu’à 20 % dans un portefeuille de titres à revenu fixe, surtout si les conseillers se tournent vers d’autres types de placements que les fonds d’obligations à rendement élevé.
Les conseillers à la recherche de solutions de rechange considèrent désormais les titres de créance des marchés émergents comme attrayants, car ils offrent actuellement des rendements semblables à ceux des obligations de sociétés canadiennes et américaines à rendement élevé, excepté que de nombreux émetteurs sont notés de bonne qualité. Plus les conseillers (et leurs clients) seront à l’aise avec cette catégorie d’actif, plus ils seront nombreux à recommander des titres de marchés émergents dans les portefeuilles des clients.
5. Comme pour plusieurs catégories de placements, il existe des produits indiciels comme solution de rechange aux placements sur les marchés émergents. Pourquoi pensez-vous que la gestion active est importante dans ce cas?
Il existe de nombreux produits indiciels, comme les FNB spécialisés dans certains pays ou l’indice élargi des marchés émergents. Nous pensons que la gestion active est essentielle, car les marchés émergents présentent encore des faiblesses sur le plan de la constitution de l’indice, de la diffusion de l’information et de l’évaluation des aspects qualitatifs des sociétés.
Les économies émergentes croissent rapidement, et bien qu’il ne soit pas difficile de trouver des occasions de croissance à proprement parler, le défi consiste à trouver des entreprises ayant un avantage concurrentiel, dont la direction est bien outillée pour traverser les cycles économiques et affecte son capital de manière efficace. Lorsque nous investissons dans un produit qui suit le rendement d’un indice boursier, nous investissons également dans l’expertise – ou la piètre qualité – des équipes de direction.
Selon moi, la constitution d’un indice de marchés émergents est encore moins efficace que celle d’un indice de marchés développés. Par exemple, en Russie et aux Philippines, l’indice est composé de plusieurs sociétés à mégacapitalisation qui n’exercent pas leurs activités dans de nouveaux secteurs en plein essor, comme les technologies. Certains des secteurs ayant la plus forte croissance économique ne sont donc pas représentés au sein de l’indice. Plus important encore, vous pourriez investir dans certaines des plus grandes sociétés d’État qui dominent habituellement les indices, mais dont la croissance est faible.
Le fait d’adopter une approche de gestion active est donc extrêmement important du point de vue de la sélection des titres. Le principal indice des marchés émergents ne vous permet d’investir que dans environ 1 150 entreprises, alors qu’il y en a plus de 20 000 dans l’univers étendu des possibilités de placement sur ces marchés.
Selon moi, l’aspect primordial de la gestion active est la gestion du risque. Lors d’un rebond des marchés, la croissance mondiale est forte et l’appétit pour le risque augmente. Investir dans des économies émergentes par l’intermédiaire d’un fonds indiciel peut sembler plus intéressant parce que les frais sont moins élevés. Toutefois, lorsque les marchés sont plus volatils et que le contexte macroéconomique fluctue, une bonne gestion du risque devient essentielle.
En plus de sélectionner les titres, un gestionnaire actif prend des décisions concernant la répartition par pays. Par exemple, si le prix du pétrole est élevé, certains pays comme la Russie et le Brésil en bénéficient, contrairement aux pays importateurs de pétrole qui devront payer plus cher. L’inverse est aussi vrai : si le prix du pétrole chute, comme en 2015, ce sont les pays importateurs qui en bénéficient. Voilà le type de décisions « actives » qu’un gestionnaire peut prendre, contrairement à une personne qui investit dans un indice élargi.
En fin de compte, je crois que malgré tout ce qui se passe sur les marchés aujourd’hui, et tout ce qui se passera dans l’avenir, les marchés émergents continueront de croître et de se développer. Les investisseurs qui souhaitent obtenir plus de valeur au sein de leur portefeuille de retraite ont tout intérêt à ne pas négliger le potentiel de croissance à long terme des placements sur ces marchés.
Voir aussi :
- Investir dans les marchés émergents : y avez-vous pensé?
- Atténuer l’anxiété liée à la retraite grâce à des solutions de revenu garanti
- Ce qu’il faut savoir sur les revenus de retraite et leur optimisation fiscale
1 Source : Article en ligne du Globe and Mail, New CPPIB Strategy Focused on Boosting Competitiveness, 17 mai 2018.