Faut-il être bilingue pour être conseiller?

Par Jean-François Venne | 30 novembre 2018 | Dernière mise à jour le 15 août 2023
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La Charte de la langue française fait du français la langue de travail au Québec. Dans les services financiers, notamment les banques, cela peut poser un certain nombre de défis, entre autres parce que les analyses sont souvent en anglais et que les employés doivent parfois interagir avec leurs collègues non francophones de l’extérieur du Québec. Comment l’industrie compose-t-elle avec cette exigence légale?

Selon le Commissariat aux langues officielles, 44,5 % des Québécois maîtrisaient le français et l’anglais en 2016, mais près de la moitié de la population ne connaissait que le français. Un autre 4,6 % ne parlait que l’anglais et 0,9 %, aucune de ces deux langues. Une situation unique au pays. À part le Nouveau-Brunswick, toutes les autres provinces sont composées d’au moins 85 % d’unilingues anglophones.

De plus, 77,1 % des Québécois ont le français comme langue maternelle et 79 % le parlent à la maison le plus souvent. Depuis l’adoption de la Charte de la langue française (loi 101) en août 1977, des règles précises encadrent la langue de travail des entreprises établies au Québec. Le principe de base est que tous les travailleurs ont le droit d’exercer leurs activités en français.

La Charte impose aux entreprises toute une série d’obligations pour défendre ce droit :

  • Communication en français avec le personnel ;
  • Affichage des postes en français ;
  • Interdiction de congédier, rétrograder ou déplacer un employé en raison de son unilinguisme français ou d’une connaissance insuffisante de l’anglais ou d’une autre langue ;
  • Interdiction d’exiger la connaissance ou un niveau de connaissance spécifique d’une langue autre que le français pour accéder à un poste, à moins que la tâche ne le nécessite ;
  • Obligation pour les entreprises de 50 personnes ou plus de s’inscrire auprès de l’Office québécois de la langue française (OQLF) et de lui transmettre une analyse de leur situation linguistique ;
  • Obligation pour les entreprises de 100 personnes ou plus d’instituer un comité de francisation d’au moins six individus, dont une moitié de travailleurs, afin de réaliser une analyse linguistique de la société, d’élaborer un programme de francisation et d’en faire le suivi. Celui-ci vise la généralisation de l’usage du français à tous les échelons de l’entreprise.

Lorsqu’un employé constate une infraction à l’une de ces règles, il peut déposer une plainte à l’OQLF ou à son syndicat. L’OQLF contactera l’entreprise, enquêtera pour déterminer si la plainte est fondée, puis exigera des correctifs et s’assurera qu’ils sont apportés. Une telle plainte peut éventuellement se retrouver devant le Tribunal administratif du travail, qui a le pouvoir de sanctionner l’entreprise.

«En général, nous avons une bonne collaboration avec les entreprises.»

– Jean-Pierre Le Blanc

Si cette dernière ne corrige pas la situation, elle recevra une mise en demeure de l’OQLF et s’exposera à une amende, une situation extrêmement rare, selon Jean-Pierre Le Blanc, responsable des relations avec les médias à l’OQLF. « Moins de 1 % de nos dossiers se rendent jusque-là, dit-il. En général, nous avons une bonne collaboration avec les entreprises. »

Selon l’OQLF, 89 % des Québécois travaillaient principalement en français en 2016. Plus des deux tiers fonctionnaient seulement en français 90 % du temps.

Sur l’île de Montréal, 24 % des travailleurs n’utilisent le français qu’occasionnellement et 19,4 % travaillent exclusivement dans cette langue.

Source : Office québécois de la langue française, Langue publique au Québec en 2016, bit.ly/2RPiB1P

L’atout du bilinguisme

Malgré tout, la maîtrise de l’anglais reste un critère d’embauche incontournable dans les services financiers, notamment pour les emplois de gestionnaires et de hauts dirigeants, convient Geneviève Falconetto, associée directrice de la firme de recherche de cadres Odgers Berndtson.

«La presque totalité des postes pour lesquels nous recrutons exigent le bilinguisme.»

– Geneviève Falconetto

« La presque totalité des postes pour lesquels nous recrutons exigent le bilinguisme, explique-t-elle. Il s’agit de postes assez élevés dans la hiérarchie, dans lesquels les gens seront amenés à interagir avec des anglophones, que ce soit à l’intérieur de l’entreprise, puisque plusieurs ont leur siège social à Toronto, ou avec des clients ou partenaires internationaux. »

Le français serait souvent tout aussi important. « La majorité de la clientèle et des travailleurs est francophone au Québec, donc la connaissance de cette langue est essentielle, mais il y a aussi des clients anglophones, que les entreprises veulent servir dans leur langue, ajoute Geneviève Falconetto.

D’ailleurs, la connaissance de langues autres que le français et l’anglais peut aussi constituer un atout, notamment dans les villes comme Montréal, très cosmopolite. »

Maxime Laporte, président du Mouvement Québec français (MQF), s’inquiète quant à lui de la réduction de l’usage du français dans le secteur financier et, plus largement, dans le monde des affaires au Québec, face à une tendance au bilinguisme qui défavoriserait la langue de Molière.

« Nous voulons que le français soit la langue de travail et des affaires au Québec, lance-t-il. Si l’on offre toujours l’option de travailler ou de commercer en anglais, l’impression qui se dégage est que le français n’est plus la langue commune au Québec. Cela envoie notamment le signal aux nouveaux arrivants qu’ils peuvent choisir de n’apprendre que l’anglais. Cela rend la langue française moins attirante et pose un risque démographique pour l’avenir du Québec francophone. »

Au Québec, seule Desjardins doit se plier aux exigences de la loi 101 sur le plan de la langue de travail, en tant que coopérative sous juridiction provinciale. « Les banques sous juridiction fédérale doivent respecter les règles québécoises sur, par exemple, la langue de l’affichage commercial, mais ne sont pas soumises à celles concernant le français comme langue de travail, précise Jean-Pierre Le Blanc.

Cependant, certaines d’entre elles s’inscrivent volontairement à l’OQLF. Elles s’engagent ainsi à respecter les règles faisant du français la langue du travail et peuvent faire l’objet de plaintes, au même titre que Desjardins. »

La grande majorité des postes de conseillers en services financiers offerts par Desjardins n’exigent pas le bilinguisme, selon son porte-parole Richard Lacasse. La connaissance du français est exigée pour tous les postes situés au Québec. L’institution assure que la connaissance d’autres langues n’est obligatoire que lorsqu’elle est essentielle à l’exercice des principales fonctions qui s’y rattachent. «

Toutefois, sans être un critère discriminant, la maîtrise d’une deuxième ou même d’une troisième langue peut constituer un atout », précise le porte-parole.

La maîtrise de l’anglais peut être exigée pour desservir des clients anglophones, particulièrement dans l’ouest de Montréal, mais aussi parfois en Outaouais, en Estrie, voire même en Gaspésie ou sur la Basse-Côte-Nord. Dans le Grand Montréal, « un marché où la concurrence des banques se fait particulièrement sentir, les professionnels qui maîtrisent la langue anglaise sont très prisés », ajoute-t-il.

Moins d’un quart (23,4 %) des gestionnaires québécois, tous secteurs confondus, utilisent exclusivement le français au travail, contre 44 % des employés occupant d’autres postes. Cette proportion chute à 8 % sur l’île de Montréal pour les gestionnaires et à 23,6 % pour ceux occupant d’autres postes.

Source : Office québécois de la langue française, Langue publique au Québec en 2016, bit.ly/2RPiB1P

Un îlot dans une mer anglophone

Un certain niveau de connaissance de l’anglais peut aussi être demandé pour les postes qui comprennent des interactions avec des collègues unilingues anglophones hors Québec ou pour occuper un poste exigeant impérativement, de par la nature des activités, la consultation et l’analyse de diverses sources uniquement disponibles en anglais.

La grande quantité de documents publiés en anglais, que l’on pense aux études des économistes et analystes ou aux rapports financiers des entreprises cotées en Bourse aux États-Unis ou ailleurs dans le monde, pose d’ailleurs un défi aux banques et au Mouvement Desjardins quant au respect des exigences liées au français comme langue de travail.

« Il y a un désavantage sur ce plan pour le conseiller unilingue francophone, admet Sylvain Brisebois, directeur général et premier vice-président de BMO Nesbitt Burns. Les services de traduction de notre firme, comme ceux de la plupart des grandes institutions de services financiers au Canada, fournissent des versions françaises d’un certain nombre de documents, mais il est impossible de tout traduire. »

Une situation que comprend bien l’OQLF. « En principe, tout document doit être traduit en français, mais il est possible d’en arriver à une entente pour certains secteurs de l’entreprise, explique M. Le Blanc. C’est parfois le cas dans le domaine de la recherche ou les secteurs plus techniques des entreprises. Ces ententes sont toujours limitées dans le temps. Nous les revoyons régulièrement afin de juger de leur pertinence. »

La traduction représente aussi un coût supplémentaire pour les institutions financières, qu’elle soit réalisée à l’interne ou par un sous-traitant. « Mais ça fait partie de la mission d’une firme pancanadienne, donc nous ne voyons pas de problème à assumer ces dépenses », affirme Sylvain Brisebois.

Par ailleurs, les postes d’arrière-guichet (back office), en grand nombre à la BMO, sont plus difficilement accessibles aux unilingues francophones. Ces employés servent de ressources de soutien pour l’ensemble du Canada et doivent pouvoir communiquer avec les travailleurs majoritairement anglophones de la banque un peu partout au pays. Une bonne partie de ces postes est concentrée à Toronto.

Pour une institution nationale comme BMO, ce genre de service de soutien doit cependant être disponible dans les deux langues officielles. Or, ce n’est pas toujours facile de trouver des employés bilingues en Ontario. La banque déploie donc des centres secondaires de soutien au Québec et au Nouveau-Brunswick.

Pour Sylvain Brisebois, en dehors de la question des documents et de celle des échanges avec des partenaires issus d’autres provinces, la question de la langue est forcément liée au marché desservi. Les professionnels du conseil financier unilingues francophones peuvent très bien réussir au Québec, tout comme les unilingues anglophones dans les autres provinces.

«Pour les conseillers, la connaissance de l’anglais n’est pas essentielle dans plusieurs de nos succursales au Québec, mais demeure un atout dans certaines régions pour desservir la clientèle anglophone.»

– Jean-François Cadieux

Une question d’image

Au Québec, en plus de la question du respect du français comme langue de travail, se pose aussi celle de l’image, comme ce fut le cas de la Banque Nationale (BN) en 2011. Le quotidien La Presse révélait à l’époque que plusieurs employés de la BN, notamment dans le secteur des technologies de l’information (TI), devaient travailler principalement en anglais, car le premier vice-président des TI, John B. Cieslak (qui n’est plus à l’emploi de la BN), de même que plusieurs de ses directeurs principaux, ne parlaient pas français. Les communications avec IBM devaient aussi se faire en anglais.

Le même phénomène était à l’œuvre dans les secteurs de la vérification interne des marchés financiers et de la trésorerie. Les révélations avaient choqué au Québec, soulevant notamment l’ire des organismes de défense de la langue française.

Dans les banlieues montréalaises, 41,7 % des gens travaillent exclusivement en français, une proportion qui augmente à 53,7 % dans les autres régions.

Source : Office québécois de la langue française, Langue publique au ­Québec en 2016, bit.ly/2RPiB1P

Dans la tourmente, la BN avait annoncé certaines mesures, promettant notamment d’enseigner le français aux gestionnaires qui ne le parlaient pas et de s’assurer qu’un plus grand nombre de réunions se tiennent dans cette langue. Cette situation a évolué et ne pose plus d’enjeux dans les relations de travail, selon Jean-François Cadieux, directeur principal aux Affaires publiques de la banque. La BN s’est elle-même engagée à appliquer volontairement la Charte de la langue française. Elle a d’ailleurs mis en place un comité de francisation composé de représentants de tous ses secteurs.

« Pour les conseillers, la connaissance de l’anglais n’est pas essentielle dans plusieurs de nos succursales au Québec, mais demeure un atout dans certaines régions — dont celle de Montréal — pour desservir la clientèle anglophone, ajoute M. Cadieux. En outre, plusieurs des publications spécialisées en actualité financière sont en anglais. La connaissance de cette langue peut donc être bénéfique pour les professionnels qui souhaitent consulter plusieurs sources d’information. »

«Nous voulons que le français soit la langue de travail et la langue des affaires au Québec.»

– Maxime Laporte

Maxime Laporte reconnaît que la Banque Nationale a fait des efforts. Toutefois, il rappelle que le combat est loin d’être gagné dans les entreprises privées actives au Québec. Un combat qu’il circonscrit surtout à Montréal et ses couronnes. « La tendance lourde est la baisse du nombre d’employés travaillant généralement en français dans les entreprises privées montréalaises, indique-t-il. Ce n’est pas rassurant pour l’avenir du français comme langue de travail et d’affaires dans la métropole québécoise. »

Pour aller plus loin


• Ce texte est paru dans l’édition de novembre 2018 de Conseiller. Vous pouvez consulter l’ensemble du numéro sur notre site Web.

Jean-François Venne