Marché dispensé : pour aguerris seulement

Par Gérard Bérubé | 28 septembre 2018 | Dernière mise à jour le 15 août 2023
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N’entre pas librement qui veut dans l’univers des placements privés. Le marché dispensé reste encore une niche pour clients fortunés.

Les placements privés et l’investissement dans l’actif réel, notamment, ont la cote auprès des investisseurs. Et ils ne sont pas que l’apanage des institutionnels. Les particuliers y ont également accès, surtout les plus fortunés d’entre eux.

« ­Le marché dispensé est un marché de niche. Ce n’est pas pour monsieur et madame ­Tout-le-Monde, précise ­Stéphane ­Beaulieu, ­vice-président, ­Investissement à ­MICA ­Cabinets de services financiers. L’investisseur doit afficher une tolérance au risque plus élevée. »

Comme son nom l’indique, dans ce marché, l’émetteur est dispensé de déposer un prospectus. « ­On y retrouve de tout. Du capital de risque pour une entreprise en démarrage, des produits libellés en cryptomonnaie, de l’immobilier, des infrastructures, des terres agricoles, de la dette privée, énumère ­Stéphane ­Beaulieu. On ne peut donc le comparer à aucune autre catégorie d’actif. »

René ­Julien, directeur des investissements à ­Blue ­Bridge, donne pour sa part l’exemple classique d’une injection de capital dans une ­start-up, que l’on vend ou inscrit en ­Bourse après avoir créé de la valeur pendant un certain temps afin de rentabiliser l’investissement. Les acquisitions par endettement (ou achat à effet de levier, de l’anglais leveraged ­buy-out), le financement mezzanine (ou dette subordonnée)¹ et l’achat de dettes d’entreprises en restructuration sont d’autres façons de profiter du marché dispensé.

POUR QUI? 

Le marché dispensé s’adresse donc aux investisseurs aguerris. Ceux dits « qualifiés » ne sont soumis à aucune limite sur leur mise de fonds et peuvent procéder à une transaction sans être obligés de recevoir une notice d’offre. Il est reconnu qu’ils disposent des revenus et de l’actif leur permettant d’absorber la perte du capital investi et de détenir un placement souvent peu liquide.

De son côté, l’investisseur dit « admissible » peut injecter jusqu’à 100 000 $ sur une période de 12 mois si le placement a été jugé pertinent par un conseiller, et l’émetteur doit lui remettre une notice d’offre, précise la ­National ­Exempt ­Market ­Association. Lorsqu’effectué directement, de gré à gré, l’investissement est limité à 30 000 $ sur une période de 12 mois et une notice d’offre est également exigée. Pour sa part, l’investisseur non admissible peut échanger directement jusqu’à concurrence de 10 000 $ sur une période de 12 mois, également avec l’émission d’une notice d’offre (voir en page 8 pour la définition des différents types d’investisseurs).

BIEN CONNAÎTRE SON CLIENT 

Pour déterminer si ce type de placement convient aux investisseurs, les autorités réglementaires se basent sur leur capacité financière à absorber le risque. Or, être fortuné ne veut pas dire avoir les connaissances requises. Il importe donc d’effectuer une collecte de données particulièrement minutieuse pour bien connaître son client et savoir si le marché dispensé est pour lui.

« ­Notre formulaire [pour déterminer le profil d’investisseur] peut faire peur ! lance à la blague le ­vice-président ­Investissement de ­MICA. Il contient une série de repères – comme le poids raisonnable [d’un tel placement] dans un portefeuille client ou la répartition optimale par émetteur – et de mises en garde, notamment sur la liquidité de l’investissement et la possibilité de perdre son capital. Nous avons des règles de conformité très strictes. »

Et n’est pas courtier sur le marché dispensé qui veut, le représentant devant disposer de la formation pertinente, sous la forme d’un cours additionnel, et du permis requis auprès de l’Autorité des marchés financiers. On compte 1 975 représentants de courtier inscrits sur les marchés dispensés, alors qu’on dénombre 45 505 personnes travaillant en valeurs mobilières, indique l’organisme de réglementation dans son dernier rapport annuel.

PRODUITS NON CORRÉLÉS 

En faisant appel au marché dispensé, ces investisseurs aguerris recherchent des placements non corrélés au marché boursier traditionnel. « ­Le rendement espéré en placement privé oscille autour de 20 % pour les meilleurs fonds du premier quartile – et de 10 % en moyenne pour l’ensemble des fonds – contre 6 ou 7 % à long terme sur le marché des actions publiques », souligne ­René ­Julien. Ils entrent dans la catégorie des placements non traditionnels et vont composer, de façon optimale, 5 % du portefeuille du client.

« On ne saurait trop insister sur l’importance de la stratégie de sortie. » René Julien, directeur des investissements à Blue Bridge

Les frais de gestion sont plus élevés, de l’ordre d’un à deux points de pourcentage supplémentaires. Peuvent s’y greffer des frais de performance, pouvant atteindre de 15 à 20 % du montant qui dépasse un rendement minimum. L’investissement initial habituel se chiffre généralement autour de 5 M$, soumis à des appels de fonds étalés dans le temps, où l’on demande aux actionnaires de libérer du capital de sociétés souscrit antérieurement. L’horizon de placement est généralement de 5 à 7 ans, parfois jusqu’à 13 ans. On voit aussi fréquemment une échéance de dix ans avec prolongement. Bref, les fonds peuvent être bloqués pendant une longue période.

Le directeur des investissements à ­Blue ­Bridge ajoute qu’on voit apparaître des fonds de fonds, soit des fonds investissant dans des fonds de placement privé. « ­Cela crée une période de liquidité plus courte et des exigences d’investissement initial plus basses. Mais ils restent destinés aux investisseurs qualifiés. Et l’on parle, ici, d’un placement initial fixé autour de 250 000 $ et d’une période de détention d’au moins trois ans. »

MÉCANISME DE SORTIE

René ­Julien insiste : « ­Deux grands éléments sont à retenir. Les frais de gestion peuvent s’appliquer sur le montant initial. Ils sont versés dès le départ, au cours de la première année, provoquant un rendement négatif au début de l’investissement. Ensuite, on ne saurait trop insister sur l’importance de la stratégie de sortie déterminée par le commandité (general partner), c’­est-à-dire la personne en charge de la gestion et des investissements du fonds ou de la société, soit le mécanisme permettant à l’investisseur de recevoir des distributions de son capital investi. »

« ­Il y a trois façons de procéder à l’investissement. Directement, par l’intermédiaire d’un groupement (pool) d’investissement, ou de manière dérivée à travers la ­Bourse », explique le spécialiste de ­Blue ­Bridge.

La troisième voie consiste simplement à acheter en ­Bourse des actions d’entreprises spécialisées en placement privé. On peut penser à ­KKR, ­Blackstone, ­Fairfax ou ­Onex. Blackstone, par exemple, utilise généralement la formule ­commanditaire-commandité (general ­partner-limited partnership, ou ­LP), où le commandité est en charge de la gestion et des investissements, à l’opposé du commanditaire qui apporte des fonds, mais ne participe pas à la gestion. Ou encore la fiducie d’investissement à participation unitaire (trust unit), c’­est-à-dire une structure de fiducie de fonds qui permet aux fonds de détenir de l’actif et de transférer les revenus du fonds aux particuliers qui détiennent des parts.

« On ne peut comparer le marché dispensé à aucune autre catégorie d’actif. » Stéphane ­Beaulieu, ­vice-président, Investissement à ­MICA ­Cabinets de services financiers

Avec ­Fairfax, l’investisseur accède à un portefeuille constitué de plusieurs stratégies, comme l’achat à effet de levier, l’investissement direct ou le financement mezzanine, et doit composer avec les fluctuations boursières. Avec le ­LP, il s’en remet à une stratégie unique et à une volatilité moindre que celle associée à un placement privé. « ­Le rendement potentiel est plus élevé et l’horizon de placement est plus lointain avec ce dernier, résume ­René ­Julien. L’investisseur est « payé » en conséquence. »

ET LE TRAVAIL DU CONSEILLER? 

Au final, pour le conseiller, agir sur le marché dispensé ne modifie en rien sa relation client. « ­Selon la nature du produit, c’est le même suivi que celui pour un fonds d’investissement, explique ­Stéphane ­Beaulieu. Il en va de même pour la rémunération, qui s’articule autour des frais d’acquisition et de la commission de suivi. Quant aux grosses commissions à l’entrée, nous y sommes réfractaires chez ­MICA. Elles existent pour certains produits, mais on en voit de moins en moins. »

Trois définitions

Au ­Québec, la limite maximale de souscription dans le cadre d’une dispense pour notice d’offre est de 10 000 $, à moins d’être un investisseur qualifié ou un investisseur admissible.

Au sens de la réglementation, un investisseur qualifié répond aux critères suivants :

  • Avoir plus de 1 M$ d’actif financier (argent et investissements) net de dettes et d’impôts, seul ou avec son conjoint. La maison et les autres biens immobiliers ne comptent pas.
  • Avoir un actif net de dettes d’au moins 5 M$ (peut inclure la maison et les autres biens immobiliers).
  • Avoir un revenu net avant impôt de plus de 200 000 $ (300 000 $ si combiné avec le revenu net d’un conjoint) dans chacune des deux années antérieures et s’attendre raisonnablement à excéder ce revenu dans l’année en cours.

Un investisseur admissible doit :

  • Posséder un actif net de plus de 400 000 $, seul ou avec son conjoint.
  • Avoir un revenu net avant impôt de plus de 75 000 $ dans chacune des deux années antérieures et s’attendre raisonnablement à excéder ce revenu dans l’année en cours.
  • Avec son conjoint, avoir un revenu net avant impôt de plus de 125 000 $ dans chacune des deux années antérieures et s’attendre raisonnablement à excéder ce revenu dans l’année en cours.

Un investisseur non admissible :

  • Affiche une valeur nette de moins de 400 000 $.
  • Présente un revenu individuel de moins de 75 000 $, ou un revenu combiné avec son conjoint de moins de 125 000 $.

Source : ­Autorité des marchés financiers


¹ Le terme « dette mezzanine » désigne en général la dette la plus risquée dans un montage financier de leverage buy-out, et dont le remboursement est normalement subordonné à la dette bancaire classique de l’entreprise, c’est-à-dire la « dette prioritaire ». (Source : Capital de risque, bit.ly/2sMN2Lg)

• Ce texte est paru dans l’édition de septembre 2018 de Conseiller. Vous pouvez également consulter l’ensemble du numéro sur notre site Web.

Gérard Bérubé