Rituels, applis et autres trucs pour convaincre d’épargner

Par Mark Burgess | 1 juin 2018 | Dernière mise à jour le 15 août 2023
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Louis Davilla Wiyono / 123RF

Lorsque l’été frappe à la porte, on observe généralement une étrange tendance chez les clients : ils se mettent à acheter des titres risqués alors que les marchés s’apprêtent à vivre la pire période de l’année.

Selon ­Lisa ­Kramer, professeure de finance à l’Université de ­Toronto, ce serait « parce qu’ils souffrent, à l’instar d’une grande partie de la population, d’une déprime hivernale plus ou moins intense ». Pendant la période froide, ils vendent leurs positions risquées au lieu d’acheter. Au printemps, leur appétit pour l’investissement revient.

En effet, les recherches de ­Lisa ­Kramer révèlent que plus un investisseur demeure loin de l’équateur, plus le rendement qu’il obtient varie selon les saisons. Le conseiller avisé qui en observe les symptômes chez son client peut l’empêcher de prendre des décisions financières qu’il risque de regretter plus tard.

Les travaux de ­Mme ­Kramer s’inscrivent dans le courant de la finance comportementale. Rappelons qu’en 2017, le prix ­Nobel d’économie a été décerné à ­Richard ­Thaler pour ses travaux sur les mécanismes psychologiques et sociaux à l’œuvre dans les décisions d’investissement et de planification de la retraite.

RÉPARTITION SAISONNIÈRE DE L’ACTIF

À la lumière de leur analyse de données sur les investisseurs de fonds communs de placement du ­Canada, de l’Australie et des ­États-Unis, ­Mme ­Kramer et ses collègues ont remarqué une fluctuation de l’attrait pour les placements à risque selon les saisons. Ainsi, les investisseurs préfèrent les titres sûrs à l’automne et renouent, le printemps venu, avec les titres risqués. La dépression saisonnière expliquerait donc leur frilosité.

Selon la chercheure, les investisseurs ne prennent pas toujours des décisions avisées. « ­Les chiffrent parlent d’­eux-mêmes. Les taux de rendement de l’automne jusqu’au printemps indiquent clairement que, par rapport aux investisseurs plus prudents, les plus audacieux obtiennent un rendement nettement plus élevé, soit une différence annualisée d’environ 6 % des taux bruts sur le marché américain. »

« ­Ceux qui veulent maximiser leurs gains ne devraient pas se départir de leurs titres au moment même où le taux de rendement est sur le point d’augmenter. C’est la pire stratégie à mon avis », ­insiste-t-elle.

Mme ­Kramer recommande donc aux conseillers « d’adapter leur approche client en fonction des tendances saisonnières, par exemple en gardant ces comportements à l’esprit au moment de fixer le ­rendez-vous de la prochaine révision du portefeuille ».

Elle les encourage à rester à l’écoute des épargnants pour mieux les rassurer et les aider à garder le cap en leur expliquant pourquoi ce n’est pas le moment de changer leur stratégie de placement. « ­Après la pluie, le beau temps. Nous y verrons plus clair dans six mois. »

LIRE L’AVENIR… DANS LES RIDES !

En 2016, ­Wealthsimple a lancé son ­robot-conseiller avec une campagne publicitaire intitulée « ­Investissez en vous ». Les annonces télévisées mettaient en vedette des clients d’une vingtaine d’années découvrant leur avenir sur un écran. Dans l’une d’elles, on pouvait voir une jeune femme tracer sur l’écran une barre illustrant ses habitudes d’épargne. À mesure que la valeur des économies augmentait, les accessoires que portait son reflet plus âgé étaient de plus en plus luxueux.

Selon ­Wealthsimple, la campagne de marketing, loin d’être fondée sur des recherches sérieuses, mettait en évidence la cause première de toute retraite mal préparée : l’incapacité générale à se projeter dans l’avenir.

« ­Pas facile d’anticiper concrètement ses besoins matériels et fonctionnels. L’exercice est difficile pour tout le monde », confirme ­Mme ­Kramer.

« ­Il est également ardu d’imaginer les effets concrets de nos décisions futures et, pour la plupart, nous acceptons mal de vieillir », ­ajoute-t-elle.

Hal ­Hershfield, professeur agrégé de marketing à l’Université de ­Californie à ­Los ­Angeles (UCLA), mène des recherches pointues sur l’actualisation temporelle ou la hiérarchisation des besoins actuels par rapport aux besoins futurs.

  • Hershfield et ses collègues ont mesuré l’activité cérébrale de sujets à qui on a demandé de s’imaginer plus âgés de 10 ans. Résultat : les schémas cérébraux sont proches de ceux que provoque la représentation mentale d’autres personnes (des acteurs célèbres, pour les besoins de l’expérience).

Dans un article paru en 2011 dans le ­Journal of ­Marketing ­Research , M. Hershfield explique que « pour ceux qui ont de la difficulté à se projeter dans l’avenir, choisir d’épargner serait comme donner de l’argent à un étranger dans quelques années au lieu d’en profiter ­soi-même aujourd’hui ».

Les technologies d’imagerie simulant le vieillissement apportent une solution à ce problème. Pour mesurer leur efficacité, M. Hershfield a comparé la réaction de deux groupes d’étudiants : un premier, à qui il a montré des photos d’­eux-mêmes retouchées pour qu’ils paraissent 50 ans plus vieux, et un second, à qui il a montré des photos actuelles d’­eux-mêmes. Après l’exposition, les étudiants du premier groupe étaient disposés à cotiser deux fois plus en prévision de la retraite que ceux du second groupe.

Dans le cadre d’une autre expérience, le chercheur a utilisé une barre coulissante pour illustrer les cotisations à un régime de retraite avec, en guise de réponse, une représentation de soi plus âgée le sourire aux lèvres ou les sourcils froncés – selon le même principe que les accessoires de l’annonce de la campagne de ­Wealthsimple.

Au moment de l’expérience, M. Hershfield soulignait que cette technologie n’était pas encore à la portée des professionnels en services financiers, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui, alors qu’une foule d’applications, comme ­Snapchat, permettent justement de modifier les photos numériques, notamment pour vieillir les traits d’une personne. Les conseillers auraient donc tout avantage à s’en servir lorsqu’ils discutent de planification de la retraite avec leurs clients. D’ailleurs, dans la foulée de l’étude de M. Hershfield, ­Merrill ­Lynch lançait en 2012 son outil en ligne « ­Face ­Retirement », qui permet de voir de quoi on aura l’air physiquement à la retraite.

Outre la technologie, il semble que les exercices de mise en situation, par exemple écrire à son double à la retraite, seraient tout aussi efficaces.

Une approche progressive

Richard ­Thaler, prix ­Nobel d’économie 2017 et père de l’économie comportementale, s’est appuyé sur « l’actualisation temporelle » pour changer la façon de faire des choix en ce qui a trait à l’­épargne-retraite. Cette nouvelle méthode consiste à implanter en entreprise un régime de retraite à cotisation déterminée avec participation obligatoire pour tous les employés et indexation automatique du taux de cotisation.

Afin de contrer le réflexe d’aversion pour la perte – la tendance à prévoir des pertes plus importantes que les gains –, le taux de cotisation de l’employé augmente au même rythme que son salaire. « ­De cette façon, l’employé fait croître son épargne sans diminuer son salaire net », explique ­Lisa ­Kramer, de l’Université de ­Toronto. Dans un article paru en 2013, M. Thaler relate les résultats observés chez le premier employeur ayant opté pour son régime. Il souligne qu’en moins de quatre ans, le taux de cotisation avait quadruplé, passant de 3,5 à 13,6 %.

LA FORCE DU RITUEL

Pour appliquer les principes de la finance comportementale, la firme torontoise d’­experts-conseils en gestion ­BEworks s’est penchée sur la force du rituel dans la planification financière. Une partie de sa recherche portait justement sur la projection de ­soi-même dans l’avenir.

Kelly ­Peters, chef de la direction de ­BEworks, recommande aux clients de se projeter dans l’avenir et d’écrire une lettre dans laquelle ils expliquent leurs besoins et leurs dépenses maintenant qu’ils sont à la retraite. On dépose ensuite la lettre cachetée dans une boîte rangée bien en vue.

Elle ajoute que les rituels les plus crédibles, et donc les plus efficaces, sont étoffés et s’échelonnent sur plusieurs étapes qui sont exécutées de nombreuses fois, idéalement à une date précise.

« L’adoption d’un rituel permet d’intégrer progressivement et de façon ludique les habitudes d’épargne essentielles à la planification financière », ­explique-t-elle. La boîte « rappelle l’engagement pris. En plus de profiter des avantages de la planification, on a la satisfaction d’avoir entrepris un exercice auquel on ne se serait probablement jamais astreint autrement », comme penser à ses finances et documenter sa démarche.

Mme ­Peters signale qu’une autre expérience menée par la ­Harvard ­Business ­School laisse entendre que les rituels aideraient à faire le deuil de pertes financières.

Les chercheurs ont fait miroiter la possibilité de gagner 200 $ à ceux qui acceptaient d’y participer. Puis ils ont demandé aux membres du groupe expérimental d’écrire un texte sur leur état d’âme, de saupoudrer du sel sur la feuille avant de la déchirer et de compter jusqu’à dix. Ceux du groupe témoin n’ont pas accompli ce rituel.

Lorsque les organisateurs ont annoncé aux participants qu’ils ne recevraient pas les 200 $ espérés, ceux du groupe expérimental se sont montrés moins déçus que ceux du groupe témoin. Il y a donc lieu de croire que la sensation de contrôle procurée par le rituel aurait désamorcé le sentiment de perte chez les participants du groupe expérimental, et ce, peu importe leur appréciation du rituel en question.

La recherche de ­Lisa ­Kramer sur la répartition saisonnière de l’actif contient aussi une leçon de marketing : l’automne n’est pas le bon moment pour faire la promotion des titres risqués, les épargnants devenant frileux à l’approche de l’hiver. Mieux vaut attendre le printemps ! ­Pour prévenir le gaspillage de fonds publicitaires, on se concentrera donc sur les titres sûrs dès la fin de la belle saison.

LES AVANTAGES TANGIBLES 

Un mandat a également été réalisé par ­BEworks en 2014, en collaboration avec la société de télécommunications kenyane ­M-PESA, pour encourager les participants à cotiser au régime de retraite ­Mbao, relate ­Kelly ­Peters. Quatre incitatifs ont été utilisés :

  • message texte rédigé ­soi-disant par leur enfant, leur rappelant d’épargner pour préparer son avenir ;
  • prime sous forme de cotisation supplémentaire d’une valeur de 10 ou 20 % de la cotisation du participant ;
  • versement anticipé d’une cotisation supplémentaire d’une valeur de 10 ou 20 % de la cotisation envisagée, laquelle était retirée à la fin de la semaine si le participant omettait de cotiser (afin de déclencher la réaction que les économistes du comportement appellent l’aversion pour la perte) ;
  • jeton doré à gratter à chaque dépôt.

Le jeton doré s’est révélé de loin l’incitatif le plus efficace, avec une cotisation moyenne par personne deux fois plus élevée, suivi au deuxième rang par la cotisation anticipée. À la lumière de ces résultats, les chercheurs de l’Université ­Duke, ­Dan ­Ariely et ­Merve ­Akbas, ont attribué l’efficacité du jeton doré à sa nature tangible.

« L’argent devient de plus en plus abstrait. On ne peut ni palper ni voir les économies, observe ­Mme ­Peters. Avant, on pouvait jauger la richesse des gens à leurs biens. De nos jours, ce sont les habitudes de consommation qui la mesurent. »

La dirigeante de ­BEworks ajoute qu’une part de l’efficacité du jeton doré relève probablement du rituel. En grattant une partie de la dorure à chaque cotisation, le participant pose un acte conscient qui lui vaut une récompense, ce qui est beaucoup plus concret que la cotisation virtuelle automatisée.

L’APPLICATION, L’OUTIL INDISPENSABLE DU CONSEILLER  

La popularité grandissante des applications financières est la preuve manifeste que la virtualisation et l’automatisation gagnent du terrain.

Andy ­Mitchell, directeur général et chef de la gestion d’actif à ­SEI ­Investments ­Canada, se souvient de l’époque où les conseillers américains de son entreprise demandaient à leurs clients de déplacer des dizaines de pièces sur une planche de jeu spéciale. Cet exercice servait à leur faire comprendre leurs objectifs de placement et les moyens à prendre pour y arriver.

La planche de jeu a cédé sa place à une application qui fait appel aux mêmes principes, sauf que maintenant, les clients et leurs conseillers, après avoir fixé des objectifs, entrent les données dans le logiciel de ­SEI.

L’épargnant reçoit par la suite un rapport de progression qui l’aide à visualiser où il se situe sur un horizon de placement de 20 ou 30 ans. « C’est plus facile de lui faire comprendre que la stratégie la plus payante à long terme n’est pas de retirer ses billes, mais de conserver ses titres, et qu’il faut garder le cap, surtout en période de ralentissement ou de volatilité », explique M. Mitchell.

Du côté des banques, rappelons que ­RBC a lancé en août dernier ses solutions ­NOMI pour offrir de l’information financière personnalisée et un service d’épargne automatique adapté aux besoins du client. L’assistant numérique ­Perspectives ­NOMI suit les dépenses du client, tandis que ­TrouvÉpargne fait appel à une technologie prédictive pour trouver des montants à économiser et les transférer automatiquement dans un compte d’épargne.

Un rapport de ­Mintel ­Comperemedia annonce l’arrivée imminente d’autres applications du genre, « qui suivront le modèle des récentes applications dans les domaines de la santé, de la croissance personnelle et des régimes alimentaires », comme les podomètres rappelant à l’utilisateur de bouger après quelques heures d’inactivité. Tous les outils personnels de suivi des finances font appel à la recherche sur la finance comportementale et à l’intelligence artificielle.

Selon le rapport, 77 % des consommateurs canadiens disent aimer l’application mobile de gestion des finances personnelles qu’ils utilisent.

Loin de menacer la planification financière traditionnelle, ces applications bonifient l’expérience du client. Le conseiller peut l’aider à configurer les paramètres d’épargne et de dépenses de l’application et programmer des notifications (par exemple, des courriels de rappel mensuels).

Le professionnel en services financiers a tout avantage à s’inspirer du mode de fonctionnement des applications. Par exemple, lorsqu’un client ouvre un ­REEE, l’application de ­Wealthsimple en déduit qu’il a des enfants et lui propose des liens vers des sites contenant de l’information sur les testaments ou l’assurance vie.

Pour le conseiller, cela revient à monter un dossier client avec des articles, fiches d’information et autres documents pertinents pour chaque étape importante de la vie. Le moment venu, il dispose du matériel nécessaire pour informer et guider le client. Il profite aussi de chaque rencontre, courriel ou appel téléphonique pour recueillir de l’information sur son client afin de lui fournir des conseils plus personnalisés.

En somme, il faut garder à l’esprit que les freins à l’épargne sont nombreux. En renseignant le client sur les applications et les rituels, le conseiller étend son influence ­au-delà de la rencontre en personne.


• Ce texte est paru dans l’édition de juin 2018 de Conseiller.

Mark Burgess

Mark a été rédacteur en chef de Advisor.ca de 2017 à 2024.