De l’âge d’or au temps des réformes

Par Arif N. Bhalwani | 15 janvier 2024 | Dernière mise à jour le 19 janvier 2024
5 minutes de lecture
Devises
Photo : Samransak Lomlim / 123RF

Tandis que nous venons de tourner la page de 2023, le marché du crédit privé se trouve à un moment charnière. Alors qu’il totalisait environ 500 milliards de dollars américains vers la fin de 2015, il avoisine désormais les 1,6 milliards à travers le monde, un secteur qui connaît ce que beaucoup appellent un « âge d’or », selon Preqin.

Cela peut être attribué à une baisse de la disponibilité de crédit auprès des sources traditionnelles, telles que les banques, ainsi qu’à la hausse des taux d’intérêt, conduisant potentiellement les fonds de crédit privé à attirer des emprunteurs de meilleure qualité à des rendements accrus. L’afflux de capitaux institutionnels à grande échelle dans les investissements alternatifs au cours de la dernière décennie a été déterminant, les investisseurs attribuant de plus en plus d’allocations permanentes de crédit privé dans un monde auparavant caractérisé par la répression des rendements.

Le crédit privé s’est avéré un actif résilient et fiable grâce à ses performances constantes, quelle que soit la conjoncture du marché. Son attrait réside dans ses rendements stables, même lorsque d’autres classes d’actifs faiblissent, ce qui en fait un élément fiable du portefeuille des investisseurs. Cette fiabilité est particulièrement pertinente dans le climat actuel d’inflation, de hausse des taux et d’incertitude géopolitique.

Cependant, « l’âge d’or » du crédit privé pourrait être mieux décrit comme « l’âge de la réforme ». Cette nouvelle époque exige en effet une réorientation stratégique des compétences et stratégies dans le domaine du crédit privé.

Tout comme d’autres réformes historiques et sociétales, l’âge de la réforme du crédit privé représente une époque de bouleversements et de changements importants. Elle exige des gestionnaires de fonds de crédit privé de se transformer de financiers en opérateurs avertis, compétents en matière de restructuration d’entreprises et de gestion du redressement.

Pour le Canada, cette transformation est cruciale. Le secteur corporatif canadien est très dépendant de la dette et affiche l’un des ratios endettement des entreprises/PIB les plus élevés au monde. Historiquement, les faibles taux d’intérêt ont facilité le service de la dette, mais le paysage évolue rapidement. Selon la Banque des règlements internationaux, plus de la moitié des revenus des entreprises canadiennes sont absorbés par le service de la dette, ce qui place les ratios du service de la dette du Canada parmi les plus élevés des économies développées, dépassant même les États-Unis qui ont vu des améliorations significatives depuis la crise financière mondiale.

Alors que les taux d’emprunt ont presque triplé depuis le creux de la pandémie, il est donc inévitable que le nombre d’entreprises ayant du mal à respecter leurs obligations en matière d’endettement augmente. Selon le Bureau du surintendant des faillites, le nombre d’insolvabilités des entreprises au Canada au pays a bondi de 182 % depuis 2021, et les perspectives économiques offrent très peu d’espoir pour renverser cette tendance.

Ce contexte économique place les gestionnaires de fonds de crédit privé à l’avant-garde d’un défi de taille: la probabilité croissante qu’ils deviennent les propriétaires involontaires de leurs emprunteurs. Alors que de plus en plus d’entreprises sont confrontées à des difficultés financières, le rôle des fonds de crédit privé est sur le point d’évoluer au-delà du prêt. Ils pourraient se retrouver dans des situations où ils devront intervenir et prendre le contrôle d’entreprises qui ne peuvent pas respecter leurs obligations financières.

Ce changement requiert des gestionnaires de fonds de crédit privé qu’ils possèdent non seulement un sens financier accru, mais aussi des compétences en matière de restructuration et redressement des entreprises en difficulté. Ils doivent être prêts à naviguer dans des environnements juridiques et opérationnels complexes, à prendre des décisions stratégiques sur l’avenir d’entreprises en difficulté, et éventuellement à superviser les opérations quotidiennes d’entreprises qu’ils n’ont jamais souhaité détenir.

En conséquence, pour réussir dans cet âge de la réforme, les gestionnaires de fonds de crédit privé doivent cultiver un ensemble diversifié de compétences, comprenant:

  1. Une expertise en matière de restructuration: Il est essentiel de bien comprendre les subtilités des processus de restructuration. Cela inclut la connaissance des cadres juridiques, de la restructuration de la dette, ainsi que de l’art de la négociation avec les parties prenantes.
  2. Des compétences en matière de rétablissement: les gestionnaires doivent être capables d’élaborer et mettre en place des plans de rétablissement appropriés pour valoriser les actifs en difficulté.
  3. Des expériences en matière de redressement d’entreprises: la capacité à redresser une entreprise en difficulté est essentielle. Cela implique une vision stratégique, une expertise opérationnelle et une compréhension approfondie du marché et du paysage concurrentiel.

Le marché du crédit privé de 2024, notamment dans le contexte de l’économie canadienne, est en voie de mettre à l’épreuve la capacité de résilience et d’adaptation des gestionnaires de fonds de crédit privé. L’âge de la réforme ne consiste pas seulement à relever les défis financiers: il représente un changement fondamental dans le rôle et les responsabilités de ces fonds, qui doivent désormais être prêts à se mettre à la place des opérateurs économiques et à naviguer les complexités d’un marché caractérisé par des ratios du service de la dette élevés et des insolvabilités d’entreprises croissantes.

Cet âge offre à la fois de formidables défis et des opportunités stimulantes de croissance, d’innovation et d’intégration plus profonde des fonds de crédit privé au sein du grand écosystème financier. Alors que les gestionnaires de fonds de crédit privé navigueront ces complexités, le rôle et l’impact qu’ils jouent dans cet écosystème économique dynamique seront sans aucun doute redéfinis.

Arif N. Bhalwani, CFA est le PDG de Third Eye Capital.

Les opinions émises dans ce billet sont celles de son auteur et ne reflètent pas nécessairement les vues de Conseiller.ca.

Abonnez-vous à nos infolettres

Arif N. Bhalwani

Arif N. Bhalwani est président et PDG de Third Eye Capital. Il est également le fondateur et PDG de TECC, une filiale de TECM, spécialisée dans l’origination, la gestion et le service de prêts commerciaux seniors et sécurisés, comprenant notamment des lignes de crédit rotatives pour le fonds de roulement, des prêts à terme pour actifs fixes, des hypothèques, des crédits-bails, du financement d’acquisition, des contrats de vente différée et des crédits structurés. En 1998, Arif a cofondé Pinnacle Capital, l’unité canadienne de Pinnacle Investments, une société de capital-risque spécialisée dans les investissements au stade initial, basée en Californie. De 1995 à 1997, Arif a été un actionnaire important et directeur d’une importante entreprise de construction canadienne qu’il a contribué à redresser avant de la vendre ultérieurement. Il a également fondé, dirigé et vendu des entreprises dans les secteurs de la vente au détail automobile et des services informatiques. Arif a siégé en tant que directeur et conseiller auprès de plusieurs entreprises en croissance émergente, et il est membre du CFA Institute, de l’Association canadienne du capital de risque et du capital privé, et de l’Association de gestion de retournement. De plus, il agit aussi comme directeur de la Commercial Secured Finance Network. Arif est titulaire d’une Maîtrise en Administration des Affaires de la Queen’s School of Business, a effectué des études de troisième cycle à la Harvard Business School et détient la désignation d’analyste financier agréé.