Ottawa accouche d’une réforme fiscale édulcorée

Par Gérard Bérubé | 11 février 2018 | Dernière mise à jour le 15 août 2023
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Elnur Amikishiyev / 123RF

La réforme fiscale proposée par le ministre des ­Finances ­Bill ­Morneau a été riche en rebondissements. D’abord ambitieux, ce dernier a retourné sa veste plusieurs fois. Perdu dans tous ces changements ? ­Voici ce qui demeure… et ce qui a été relégué aux oubliettes.

L’exercice a soulevé les passions. Quelque 21 000 documents et mémoires ont été produits en vue de la consultation publique sur le sujet. Les fonctionnaires « ont été débordés et pris de court », souligne ­Francys ­Brown, associé et fiscaliste au cabinet ­Demers ­Beaulne.

Lors de l’annonce de la réforme en juillet, le ministre a souligné que 50 000 des ménages canadiens parmi les plus privilégiés étaient ciblés. Or, les changements touchaient également de plein fouet les professionnels incorporés, les fermes, les petites entreprises et les gens d’affaires qui procédaient au fractionnement du revenu avec des membres de leur famille.

La réaction a été vive, forçant le ministre à atténuer sa réforme, voire à abandonner certaines mesures. Mais l’inquiétude demeure.

« ­Cela a engendré beaucoup d’incertitude. Il ne s’est pas passé une journée sans qu’un de mes clients m’en parle. Et pour une rare fois, je ne savais pas quoi dire, témoigne ­Francys ­Brown. Cette réforme, et les précisions qui restent à apporter, nous amène jusqu’au budget du printemps 2018. Sans oublier la possibilité d’effet rétroactif. »

« Cette réforme, et les précisions qui restent à apporter, nous amène jusqu’au budget du printemps 2018.»

­Francys ­Brown, associé et fiscaliste au cabinet ­Demers ­Beaulne

UNE RÉFORME AMBITIEUSE 

Les mesures comprises dans la réforme touchent tous les actionnaires de sociétés privées. À l’origine, elles visaient le fractionnement du revenu entre les membres d’une même famille avec, dans la mire, l’interdiction de le faire avec des enfants mineurs et un membre de la famille ne contribuant pas à l’entreprise.

Le ministère voulait également s’attaquer à la conversion du revenu de dividendes en gain en capital. Il tentait ainsi d’empêcher que des particuliers actionnaires aient recours à des opérations entre personnes qui ont un lien de dépendance pour que les surplus soient retirés de l’entreprise au taux d’imposition sur les gains en capital, plus faible, plutôt qu’à celui sur les dividendes, plus élevé.

Il cherchait aussi à s’attaquer à la répartition du revenu par la multiplication de demandes d’exonération cumulative des gains en capital par plusieurs membres d’une famille. La réforme proposait de ne pas la reconnaître avant l’année d’imposition au cours de laquelle la personne a atteint l’âge de 18 ans, lorsque les gains étaient accumulés pendant que le bien était détenu par une fiducie, ou si le gain en capital imposable est inclus dans le revenu fractionné d’un particulier.

Les experts

  • Francys Brown

    Francys Brown Associé et fiscaliste au cabinet Demers Beaulne

  • Sylvain Gilbert

    Sylvain Gilbert Associé, fiscalité chez Raymond Chabot Grant Thornton

Finalement, la réforme proposait une imposition plus importante des placements passifs. Les propriétaires de sociétés privées peuvent accumuler des gains lorsqu’ils détiennent un portefeuille de placements passifs dans une société privée, bénéficiant d’un taux d’imposition plus faible que celui sur le revenu des particuliers. Le ministère des ­Finances cherchait à instaurer des règles visant à éliminer cet avantage financier, explique ­Sylvain ­Gilbert, associé, fiscalité chez ­Raymond ­Chabot ­Grant ­Thornton.

Face aux réactions hostiles, le ministre ­Morneau a retenu, mais resserré en toute fin d’année 2017 les mesures concernant le fractionnement du revenu, dont l’admissibilité reposera sur une notion de participation à l’entreprise encore mal définie, et celles sur le placement passif, fixant un plafond pour en bénéficier à 50 000 $ de revenus de placement, le tout devant être ficelé dans le prochain budget, indique M. Gilbert.

Ces mesures sont donc désormais moins sévères et visent un moins grand nombre de personnes. Bill ­Morneau a aussi reculé sur celles impliquant la multiplication de l’exemption sur le gain en capital et la conversion du revenu de dividendes en gain en capital.

STRUCTURES À REVOIR 

Ottawa a également été sensible à l’argument voulant que la réforme proposée s’attaquait aux structures fiscales déjà en place, indique ­Francys ­Brown.

« ­Il fallait défaire ces structures, ce qui pouvait impliquer des frais allant de 5 000 à 15 000 $ pour les clients. Aussi, la mesure restreignant la conversion d’un revenu de dividendes en gain en capital se heurtait à des difficultés législatives et provoquait beaucoup trop de dommages collatéraux non prévus. » ­Notamment sur les opérations d’investissement et commerciales véritables auxquelles participent ou ont participé des membres d’une même famille.

Si le gouvernement fédéral a allégé de beaucoup sa réforme fiscale, ­Sylvain ­Gilbert reste sur ses gardes. « ­Tout peut se passer dans le prochain budget. Ce n’est pas parce que le ministre a reculé d’un pas qu’il ne peut pas faire deux pas en avant au printemps prochain. »

« Tout peut se passer dans le prochain budget.»

Sylvain ­Gilbert, associé, fiscalité chez ­Raymond ­Chabot ­Grant ­Thornton

Chez ­Raymond ­Chabot Grant Thornton, on s’attend à ce que les répercussions des mesures budgétaires puissent même être plus importantes. On pointe notamment une potentielle hausse de l’imposition du gain en capital à 66,7 %, voire à 75 %, contre 50 % présentement.

Devant une telle incertitude, ­Francys ­Brown recommande aux conseillers de bouger rapidement afin de bénéficier des règles actuelles. « ­Si la stratégie implique des frais, nous recommandons d’attendre. Sinon, il faut être proactif. »

Sylvain ­Gilbert abonde dans son sens. « ­En 2017, il fallait mettre l’accent sur le fractionnement du revenu. En 2018, il va falloir revoir la structure de fractionnement, notamment s’attarder au mécanisme de prêt au conjoint ou avec une fiducie impliquant les membres de la famille. Et puisque le mécanisme concernant le placement passif reste à préciser et que les investissements et revenus de placement antérieurs à l’application de la nouvelle mesure ne seront pas touchés, le client voudra profiter de la clause ­grand-père prévalant jusqu’alors pour accroître l’actif dans sa société de gestion. Il pourra verser un dividende de sa société en exploitation vers sa compagnie de gestion jusqu’à concurrence du revenu protégé [équivalant au bénéfice non réparti fiscal]. »

Ottawa retient donc, pour l’heure, une version édulcorée de ce qui se voulait la plus importante réforme fiscale depuis celle de 1972. Un certain flou est cependant appelé à persister jusqu’au prochain budget fédéral.

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• Ce texte est paru dans l’édition de février 2018 de Conseiller.

Gérard Bérubé