À qui appartient votre clientèle?

Par Gérard Bérubé | 24 avril 2012 | Dernière mise à jour le 16 août 2023
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Andriy Popov / 123RF

Les recours devant les tribunaux évoquant le non-respect de clauses de non-concurrence ou de non-sollicitation sont fréquents dans l’univers financier. Reflétant la culture propre de cette industrie, les poursuites gagnent même en ampleur et en intensité. Derrière ces recours se profilent les concepts de référencement et de sollicitation de la clientèle, qui demeurent encore une question d’interprétation des gestes posés dans un environnement toujours plus ouvert.

D’autant qu’en cette ère de l’internet et des réseaux sociaux, la sollicitation peut prendre plusieurs visages.

Lorsque présente dans les contrats, la clause de non-sollicitation fait davantage appel au cas par cas, soit d’une institution à l’autre, et elle relève ultimement du responsable de la conformité. Elle traduit un esprit de concurrence loyale. N’étant pas clairement définie, la sollicitation devient, devant les tribunaux, une question d’interprétation des gestes posés en cas de litige. Faire la preuve devient une question de faits et d’appréciation des faits, explique l’avocate Julie-Martine Loranger. « L’institution financière s’en remet généralement à la notion de référencement et cherchera à protéger l’actif sous-jacent. »

S’exprimant de manière générale et ne se référant à aucun cas en particulier, Me Julie-Martine Loranger, spécialisée en litiges en matière de valeurs mobilières et associée au cabinet Gowlings, souligne que l’expérience démontre que la très grande majorité de ces litiges trouvent leur résolution dans un règlement hors cour. « En somme, cela devient une décision d’affaires. »

Lise Douville en rajoute. Même si, selon la présidente d’Industrielle Alliance Valeurs mobilières, cet automatisme à s’approprier la clientèle se vérifie surtout chez les grandes banques, cette propriété n’est pas véritablement un enjeu, car le droit reconnaît que la clientèle s’appartient à elle-même. L’enjeu réel devient plutôt une question de source de références, que l’institution voudra protéger.

À l’Industrielle Alliance Valeurs mobilières, par exemple, on s’en remet à des contrats du type travailleur autonome sur la base que le client est d’abord en relation avec le représentant. « Tout en appliquant le principe qu’on ne peut laisser un client sans services, on ne sollicitera pas sa clientèle lorsqu’un représentant quitte. On respecte une période de 60 jours », a souligné Mme Douville.

La présidente de la firme n’a pas une grande expérience à titre de partie prenante à un litige. « Il m’est déjà arrivé de recevoir des mises en demeure mais, à la base, le client s’appartient à lui-même. Et s’il y a présence d’une clause de non-sollicitation dans le contrat, le litige n’a que peu de prise. D’autant qu’il existe des précédents dans la définition de ce qu’on entend par sollicitation. »

Richard Giroux acquiesce. Le conseiller en placement chez Industrielle Alliance Valeurs mobilières observe également que les litiges sont la plupart du temps reliés à un statut d’employé et traduisent généralement le réflexe de l’institution-employeur de considérer sienne la propriété de la clientèle lors d’un départ. En l’absence de clause contractuelle, l’institution tentera de retenir la clientèle et de la répartir à l’interne. S’ajoute l’étape du suivi, requis en matière de conformité.

« Normalement, en cas de départ d’un conseiller, l’institution va envoyer une lettre et offrir le service de représentant. Mais rarement cette étape va prendre la forme d’un harcèlement. Le client n’appartient à personne. Et l’importance de la relation entre le client et son conseiller est reconnue. Cette relation va au-delà de l’institution financière. »

N’empêche que ces litiges s’inscrivant dans une relation employeur-employé, plutôt fréquents dans l’industrie des services financiers, sont appelés à croître. Si, dans le passé, il était admis et accepté qu’un conseiller changeant d’institution puisse annoncer à sa clientèle son transfert par la voie d’une annonce publicitaire sans qu’il soit accusé de sollicitation déloyale, « cette sollicitation peut prendre aujourd’hui plusieurs formes, plusieurs visages. En cette ère de l’internet, du courriel, des médias et réseaux sociaux, les moyens de rejoindre le client se multiplient », a ajouté l’avocate spécialisée du cabinet Gowlings.

LA COUR SUPRÊME TRANCHE 

La Cour suprême a jeté les bases d’un partage plutôt clair des responsabilités des deux parties dans le cas du départ d’un employé. Du moins, la décision rendue le 9 octobre 2008 dans l’affaire RBC Dominion Securities c. Merrill Lynch Canada sert de référence maintes fois citée. Dans cette cause, la plus haute cour au pays a rappelé que « les employés ne sont pas des serviteurs sous contrat. En l’absence de relation de nature fiduciaire ou de clause de non-concurrence, ils ont le droit de quitter leur employeur individuellement ou en groupe et de lui faire concurrence par la suite. »

Techniquement parlant, cette constatation « semble conforme à l’état actuel du droit, qui limite les obligations postérieures à la période d’emploi à l’obligation de ne pas utiliser abusivement des renseignements confidentiels, ainsi qu’à l’obligation découlant d’une obligation fiduciaire ou d’une clause restrictive. »

Dans sa décision, la Cour suprême insiste longuement sur cette présence, ou non, de clause de non-concurrence, de non-sollicitation ou de relation de nature fiduciaire. Et cette responsabilité fiduciaire doit être explicite, pour ne pas créer une nouvelle catégorie d’employés liés par une « obligation quasi fiduciaire ». « Les obligations fiduciaires ne découlent pas du titre d’un employé (…), mais de l’autorité ou du contrôle qu’il exerce sur les activités de l’employeur. »

La Cour reconnaît que « chaque contrat de travail comporte une condition implicite selon laquelle les employés ont, envers leur employeur, une obligation d’agir de bonne foi ». Mais « la portée de cette obligation est imprécise et, par le passé, cette obligation n’a été employée que pour condamner un employé n’ayant pas la qualité de fiduciaire à des dommages-intérêts (…) s’il a fait concurrence à son employeur pendant qu’il était à son emploi, ou s’il a utilisé à mauvais escient des informations confidentielles. » Le contrat de travail étant un marché de services personnels, sous réserve de l’analyse des clauses restrictives et des obligations fiduciaires, « les employés sont généralement libres de quitter leur emploi et, en partant, de faire concurrence à leur ancien employeur ». Cela est d’autant plus vrai que les contrats ne contiennent pas de telles clauses ou obligations.

Dit autrement, « en général (…) le droit préconise la liberté des personnes à chercher à obtenir un avantage économique grâce à la mobilité en matière d’emploi ». Tout en retenant qu’un employé ayant une obligation fiduciaire peut être assujetti à des devoirs accrus, « des devoirs qui pourraient subsister après la fin de la relation employeur-employé ».

La Cour suprême s’en remet également à la réalité culturelle particulière de l’industrie des services financiers. Elle parle d’une industrie « où le recrutement chez la concurrence et les soudains changements d’allégeance des employés sont monnaie courante. Les conseillers en placement changent fréquemment d’employeur, ne donnant généralement que peu ou pas de préavis. Une vigoureuse concurrence après emploi est normale dans ce secteur et constitue un facteur qu’envisagent tous les acteurs. » Cette industrie est meublée de relations employeur-employé éphémères. « Les firmes visent aussi régulièrement à embaucher les employés de leurs concurrentes », ajoute-t-on.

La Cour suprême reprend un extrait, qualifié d’instructif, du jugement de première instance rendu dans l’affaire RBC Dominion Securities c. Merrill Lynch. « À l’époque en cause, et probablement encore aujourd’hui, l’embauche d’employés des concurrents était monnaie courante et agressive, et elle était considérée comme nécessaire à la croissance des firmes de courtage. Les firmes versaient des incitatifs financiers et des récompenses aux (conseillers en placement) qui réussissaient ou aidaient à attirer une  »recrue provenant de la concurrence ». La valeur de ces recrues réside en partie dans leur expérience, mais surtout dans le volume d’affaires qu’elles emportent de l’ancienne firme. À l’époque en cause, on pouvait s’attendre à ce qu’une recrue provenant de la concurrence emmène entre 50 et 75 % des clients de son registre, un courtier d’expérience traînant une clientèle de longue date pouvant emmener jusqu’à 90 % de ses clients. »

Sans oublier une autre réalité de cette industrie, à savoir que le client n’est pas nécessairement fidèle à la firme ou à l’institution. L’on parle, ici, d’une industrie de services « dans laquelle les clients sont susceptibles d’établir un lien personnel avec leur conseiller. Les clients choisissent souvent, et c’est leur droit, de suivre leur conseiller », écrit la Cour suprême.

VALEUR DU « BOOK » 

Le plus haut tribunal au pays est plutôt tranchant. Et l’on reconnaît, ici, toute la valeur du registre ou du « book » du conseiller. Un exercice de valorisation qui ne fait cependant pas consensus. À l’Industrielle Alliance Valeurs mobilières, qui a été particulièrement active dans l’embauche de conseillers ou dans l’achat de clientèle, on va se montrer particulièrement attiré par l’actif, et par la qualité de cet actif. L’évaluation des portefeuilles reposera alors sur cette donnée. « Nous aimons bien avoir l’actif, les revenus étant plus variables ou volatils », a souligné la présidente, Lise Douville. Et l’évaluation du représentant reposera notamment sur son dossier auprès de l’Organisme canadien de réglementation du commerce des valeurs mobilières (OCRCVM).

Estimant que ces litiges trop nombreux « font de l’ombre à la profession », Robert Lafond retient de son expérience que l’évaluation des blocs d’affaires s’inspire de la jurisprudence penchant en faveur du conseiller, notamment sur la question demandant à qui appartient la clientèle. Le président de Lafond + Associés, Groupe conseils, Groupe courtage, qui ajoute à ses spécialités la relève et le transfert de portefeuille, indique que « chaque cas est unique et que l’institution va généralement aimer spécifier la relation avec le conseiller. Cela vaut particulièrement pour la clientèle obtenue sous l’enseigne de l’institution. Cette dernière voudra préciser si cette clientèle est acquise par le conseiller de manière irrévocable ou non. Dans un sens plus large, on retrouvera dans la convention de distribution les clauses de confidentialité, de non-­concurrence et de non-sollicitation. »

Pour Jean-Pierre Breton, conseiller en gestion aujourd’hui en semi-retraite, la réflexion autour de la « propriété » de la clientèle est d’autant plus pertinente que les grandes institutions recrutent de plus en plus leur personnel chez les finissants postsecondaires. « Ces jeunes prennent de l’expérience et les plus dynamiques partent à leur compte. La question se pose alors : qu’arrive-t-il avec tel ou tel client, comment fait-on le départage? »

Règle générale, le contrat de travail va définir la propriété de la clientèle, ce qui limite les cas problèmes. Et au-delà de la convention, le principe voulant qu’on ne puisse retenir la clientèle est largement reconnu et accepté dans l’industrie. Ce qui n’exclut pas l’ambiguïté, notamment sur la durée de l’application de la clause de non-concurrence et sur la définition de la sollicitation.

Quant à l’évaluation du registre, « il n’y a pas de norme ou de pratique formelle », résume Robert Lafond. Certains critères vont bonifier ou non la valeur de base du bloc d’affaires. La composition du portefeuille clients, selon les différents groupes d’âge et selon une fragmentation individus-entreprises, et le potentiel de valorisation du portefeuille dans l’avenir auront également une incidence sur l’évaluation. La méthode de financement retenue aura également une influence.

Jean-Pierre Breton va plus loin. Le prix d’acquisition d’un portefeuille va généralement prendre la forme d’un multiple appliqué à la rémunération nette, restant au conseiller. En fait, l’on retient généralement que 80 % de la rémunération brute va au conseiller, les 20 % restants étant alloués à l’administration. Donc, si l’acheteur est une institution financière qui récupère le « back-office » dans la transaction, elle va débourser au conseiller vendeur les 20 % additionnels.

Un portefeuille composé d’une clientèle régulière et reposant sur des commissions de suivi (trailer fees) peut se vendre entre 3 et 3,5 fois le revenu annuel. Un portefeuille plus petit, donc moins attrayant, se verra accorder un multiple de 2 alors qu’un gros portefeuille, composé de clients dont l’actif moyen va osciller entre 150 000 $ et 250 000 $, peut revendiquer un multiple autour de 4, surtout s’il présente un potentiel de surenchère. Ce potentiel est d’autant plus réel que l’on se retrouve aujourd’hui avec plus d’acheteurs que de vendeurs sur le marché.

On donne ensuite dans la nuance. « D’autres considérations vont jouer, qui viendront ajouter ou retirer de la valeur au portefeuille. Dans la colonne des moins-values s’inscrivent les portefeuilles affichant une faible probabilité de croissance ou renfermant une forte présence de clients plus âgés. Dans la colonne des plus-values, on retrouvera les portefeuilles abritant des programmes de placement avec dépôt automatique », illustre M. Breton. S’ajoutent à l’équation les modalités de financement et la diversification de la clientèle.

Sur ce dernier point, le conseiller en gestion, qui a longtemps été consultant auprès des cabinets d’assurance pour ensuite étendre son rayon d’action aux cabinets de services financiers et de placement, aborde la question de la rétention de la clientèle. « Il peut y avoir des cas où l’on observe une grande concentration de la clientèle, composée à 60 % de professionnels comptables par exemple, où donc une partie importante du revenu vient d’un gros client, en raison d’un lien spécial. Des cas susceptibles de soulever une problématique d’affinité. On aura alors recours à une clause de rétention, avec paiement différé. » Mais ces situations ne sont pas fréquentes, estime Jean-Pierre Breton. « En présence d’un gros compte, le vendeur devra s’engager à faire les représentations requises auprès du client et à assurer un suivi. Mais c’est l’exception. La clientèle des portefeuilles est généralement diversifiée. »

« L’expérience nous enseigne que, si un bon travail de suivi est effectué par le vendeur, la transition se fait bien. Ce travail de suivi est plus important que la personnalité du conseiller vendeur. »

Cet article est tiré de l’édition de février du magazine Conseiller.

Gérard Bérubé