Délation d’intérêt

Par Yves Bonneau | 12 février 2014 | Dernière mise à jour le 16 août 2023
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Bon an mal an, plus de 50 % des décisions de la syndique de la Chambre ne mènent à aucune mesure administrative à l’endroit des conseillers mis en cause. L’an dernier, 30 % des 585 dossiers ouverts ont été fermés par la suite pour insuffisance de preuve ou absence de fondement d’accusation. Bonne nouvelle? Oui et non.

Au cours d’une discussion à bâtons rompus il y a quelques années dans la foulée de l’affaire Earl Jones, un responsable des communications de l’AMF m’avait demandé si l’implantation d’une ligne téléphonique de dénonciation destinée exclusivement aux gens de l’industrie pouvait être une bonne idée… Je lui avais répondu non. Que ce genre d’initiative relevait davantage de la police et que le danger dans l’institutionnalisation de la délation, c’est que les gens qui s’en servent comme défouloir seront confortés dans leurs actes sachant qu’un organisme public cautionne cette démarche.

Je n’ai pas changé d’idée. Et heureusement, une telle ligne n’a jamais existé!

D’ailleurs, est-ce qu’un seul conseiller ou institution financière a dénoncé l’imposteur Earl Jones? Même si le fraudeur avait fait des retraits de centaines de milliers de dollars directement aux comptes en fiducie de ses victimes? Niet!

Yves Bonneau, rédacteur en chef du magazine Conseiller.

Évidemment, si votre client s’en va chez Carole Morinville ou Norman Burns puis vous revient paniqué parce que son épargne retraite a fondu de moitié en l’espace de six mois, preuves à l’appui, vous lui conseillez sur-le-champ de porter plainte à l’Autorité. Ça me semble très clair.

Là où ça l’est moins, c’est lorsque la plainte est formulée par un conseiller ou une conseillère, ou un cabinet, dans le dessein de nuire à un concurrent jugé indésirable. Et ça, malheureusement, c’est une réalité qui semble se produire encore très souvent.

Prenons par exemple le cas de ce conseiller d’expérience qui a un jeune client rentier passionné de magasinage compulsif, qui ne travaille pas et est un peu indigent parce que sa famille richissime a toujours subvenu à ses besoins. Qui plus est, le client a hérité d’un important pactole à la suite du décès de son parrain et semble souffrir de problèmes de mémoire concernant l’état de ses finances personnelles. Une amnésie providentielle qui lui permet de retirer des dizaines de milliers de dollars de son compte, pour blâmer son conseiller du piètre rendement de ses placements neuf mois plus tard. Ça arrive, ce genre de client.

Son conseiller, flanqué du conseiller juridique de la famille, décide avec l’accord du client que, pour le bien de ce dernier, les placements seront désormais faits au sein d’un portefeuille équilibré de fonds distincts. Pourquoi? Pour limiter le nombre de retraits et protéger le capital retraite du client contre ses propres excès.

Le travail est fait selon les règles de l’art et la vie poursuit son chemin.

Comme le mentionne Jean-François Rémillard de Mica services financiers dans l’un des articles de ce numéro, « il n’y a pas de mauvais outils. Uniquement une mauvaise utilisation de ceux-ci ».

On le sait, le fonds distinct peut avoir son utilité. Il convient à un certain type de client et cela reste à déterminer lors de l’analyse des besoins.

Quelques années plus tard, le client a déménagé, acheté et vendu des propriétés, et a besoin de liquidités. Confronté aux restrictions sur ses placements, il va consulter ailleurs, dans une institution financière, et se fait dire par le premier conseiller qu’il rencontre que ses affaires ont été très mal gérées. Exactement ce qu’il voulait entendre pour pouvoir se libérer des contraintes mises en place par la première équipe.

Le conseiller, convaincu que les fonds distincts engendrent trop de frais au détriment du client, lui propose de transférer « toutes ses affaires » à sa succursale. Le compte semble plutôt alléchant, le client paraît bien comprendre ses explications mais omet de lui dire pourquoi le gros de ses actifs se retrouvent « gelés» dans ces fonds. Le conseiller décroche ensuite le téléphone et menace le conseiller de la première heure de le dénoncer à l’AMF pour avoir agi dans son propre intérêt (soit des commissions plus lucratives) et au détriment du pauvre client.

L’autre conseiller, surpris, ne répond pas aux menaces, tente en vain de rejoindre son client infidèle et reçoit finalement une communication de l’AMF lui demandant de se présenter parce qu’une plainte a été formulée contre lui!

La plainte, déposée par le client, paraissait avoir été dictée par le nouveau conseiller. Ignorant complètement l’historique de ce client aux besoins particuliers, il donne à penser que toute sa démarche est empreinte d’un profond désir de s’attirer un client à l’actif alléchant. Pour ce faire, il n’hésitera pas à porter un coup bas à un confrère qui a fait son travail au meilleur de ses connaissances pour le bien de son client. Et même si cela avait été fait de bonne foi, en agissant avec empressement, ce conseiller a fait preuve d’un manque de professionnalisme. Sinon, il doit savoir que son code de déontologie lui interdit de dénigrer un collègue?

Il est grand temps que cesse ce genre de pratique. Au cours des dix dernières années, plus de 1500 dossiers ont été ouverts à la Chambre sans fondement. De ce nombre, environ le tiers provenait de gens de l’industrie.

Pour éviter les abus, les autorités réglementaires devraient lancer systématiquement des enquêtes contre les délateurs intempestifs et opportunistes et ceux qui veulent nuire à leurs concurrents. Les conseillers fautifs ne sont pas nécessairement du côté que certains voudraient bien faire croire.


Yves Bonneau, rédacteur en chef yves.bonneau@objectifconseiller.rogers.com

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