L’actionnariat actif : rentable pour l’économie et l’environnement

Par Anne-Marie Tremblay | 22 juin 2023 | Dernière mise à jour le 15 août 2023
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Marie Laure Schaufelberger – Courtoisie

La finance peut devenir un véritable levier de changement sur l’économie réelle, pense Marie-Laure Schaufelberger, CFA, responsable ESG et durabilité chez Pictet, groupe bancaire spécialisé dans la gestion de fortune et d’actifs.

Ce n’est pas d’hier que le Groupe Pictet, institution basée en Suisse qui détient 637 milliards d’euros d’actifs sous gestion, s’intéresse au développement durable. Dès la fin des années 1980, le groupe bancaire a lancé ses premiers fonds d’investissement durable.  « À l’époque, l’industrie financière se focalisait principalement sur une stratégie d’exclusion, ce qui signifie qu’on excluait les mauvais joueurs », rappelle Marie-Laure Schaufelberger, en entrevue depuis Genève. Or, se départir de ses actifs dans une société ayant un mauvais bilan n’a pas d’effet sur l’économie réelle, puisque d’autres prendront le relai, indique-t-elle.

Dès l’an 2000, Pictet a mis sur pied un fonds dédié uniquement à l’eau, se concentrant sur des segments comme la distribution, les technologies et les services environnementaux. « Plutôt que de sélectionner des actions basées sur des critères conventionnels, par exemple un secteur économique ou géographique, nous avons plutôt décidé de sélectionner des entreprises exposées à des défis environnementaux et sociétaux, comme la gestion de l’eau ou l’énergie, donne-t-elle en exemple. En identifiant bien ces tendances de fond, nous pensions que ces sociétés allaient surperformer et c’est ce qui s’est passé. Nous avons été des pionniers dans cette gestion par thématiques. »

Aujourd’hui fermé, le fonds sur l’eau du Groupe Pictet gère des actifs de 7,8 milliards d’Euros. En fait, ce type de fond thématique enregistre la plus haute croissance dans le segment de l’investissement responsable et durable, affirme Marie-Laure Schaufelberger. « Cela montre qu’il est possible d’investir dans les technologies qui sont à la fois rentables pour la planète et pour les portefeuilles », explique l’experte, qui s’est rendue à Montréal en mai dernier pour parler d’actionnariat actif au Séminaire sur la gestion des caisses de retraite, organisé par l’International Foundation of Employee Benefit Plans. Le Groupe Pictet détient d’ailleurs 18 bureaux à travers le monde, dont un à Montréal, et emploie plus de 5000 personnes.

PASSER DU BRUN AU VERT

S’il est intéressant de capitaliser sur les sociétés les plus vertes, seule une infime partie des organisations a développé des solutions innovantes. « Ces entreprises ne représentent que 5% du marché, alors que c’est toute l’économie qui devra passer du brun au vert. C’est là que nous pouvons réellement influencer le cours de choses, grâce à l’engagement actionnarial. » Si la majorité des actifs sont passés au crible des critères ESG, certaines sociétés font l’objet d’efforts plus ciblés.

« En tant qu’investisseur, on peut déployer une stratégie en se concentrant sur les sociétés dans des secteurs ayant un haut potentiel de décarbonation, mais qui n’ont pas amorcé la transition ou qui pourraient bénéficier d’une accélération de celle-ci », décrit-elle. Ce faisant, les entreprises mitigent leurs risques économiques par rapport aux changements climatiques, ont l’occasion de saisir les opportunités de marché et d’augmenter la cadence de leur transition.

Marie-Laure Schaufelberger donne l’exemple de RWE, conglomérat allemand du secteur de l’énergie, dans lequel le Groupe Pictet est l’un des dix plus importants actionnaires. « On voyait qu’il y avait un potentiel pour cette entreprise si elle amorçait une transition rapidement. Elle était aussi beaucoup plus à risque si elle ne le faisait pas, de par son secteur. Et pour nous, cela permettait d’accélérer la décarbonation. »

Le Groupe Pictet a donc travaillé de pair avec RWE pour qu’elle prenne des engagements datés pour améliorer ses pratiques. « Si nous avions vendu RWE, nous aurions réduit les émissions de nos portefeuilles, mais cela n’aurait rien changé dans l’économie réelle. Maintenant, cette entreprise a des objectifs basés sur la science, un plan de décarbonation vérifié par un tiers et ils abandonneront le charbon en 2030 plutôt qu’en 2040 », précise la responsable ESG. L’action s’est aussi appréciée, ajoute-t-elle.

Si l’engagement actionnarial est un levier intéressant, il faut toutefois concentrer ses efforts. C’est pourquoi le Groupe Pictet a ciblé 80 sociétés dans des domaines sensibles aux critères ESG et ayant un potentiel de transition intéressant. « Nous avons aussi établi des thématiques prioritaires, pour lesquelles nous avons développé une expertise. L’une des thématiques est celle de l’eau. Certains secteurs, comme le minier ou le textile, en utilisent beaucoup et ont donc un risque accru si cette ressource se rarifie dans leur zone de production. »

Dans ces entreprises, la banque utilise les leviers de l’actionnariat actif pour faire changer les choses. « Nous agissons souvent en partenariat avec d’autres investisseurs, comme le Climate action 100+, qui cible les 167 plus importants émetteurs de CO2 de la planète ». Idem dans le domaine de l’eau, où le Groupe a joint sa voix à Ceres, un organisme non-gouvernemental américain qui vient de mettre en place le Valuing Water Finance Initiative.

INVESTIR AVEC PRINCIPES

Les gestionnaires d’actifs du groupe Pictet se sont aussi livrés à une réflexion en profondeur pour identifier leurs principes d’investisseurs en lien avec les changements climatiques. « Nous avons d’abord établi qu’il s’agit d’un risque systémique, car aucun secteur de l’économie n’y échappera. Et ce risque aura des impacts matériels à long terme sur les sociétés. Nous avons donc le devoir d’agir là où c’est possible, par le biais des capitaux. »

En plus de cibler certaines sociétés, le groupe a décidé d’opter pour une stratégie qui incitera les sociétés à agir de l’intérieur. « D’ici 2030, nous voulons que 60 % des actifs que nous gérons proviennent de sociétés ayant des objectifs basés sur la science, en lien avec l’augmentation maximale de 1,5 degré Celsius d’ici 2100, tel qu’établi par les Accords de Paris de 2015. »

Au-delà des GES, d’autres risques se profilent, comme la perte de la biodiversité. Pictet travaille d’ailleurs avec un groupe de recherche pour évaluer l’impact de ses actifs sur cet enjeu. « Il faut aussi remettre l’humain au centre de la transition environnementale. Si les gens détruisent la forêt, par exemple, c’est pour nourrir leur famille, payer leur maison. Si on veut qu’ils arrêtent, il faut qu’ils aient une alternative. C’est pourquoi on a beaucoup de discussions sur la question des transferts de capitaux du nord au sud. Si on veut que les pays du Sud protègent leurs forêts, on doit leur payer ce bien, qui est un patrimoine de l’humanité. On doit transférer ce flux de capital pour protéger ces forêts », explique-t-elle.

Et c’est ce qui est en train de se passer, selon elle. « L’Indonésie, le Brésil et la République démocratique du Congo, qui représentent aujourd’hui autour de 50% des forêts tropicales et des espaces verts, le poumon de la planète, se sont mis ensemble pour un accord surnommé  l’OPEC des forêts tropicales qui vise, à terme, de créer un marché du carbone pour préserver les forêt de notre monde. »

Des enjeux complexes, qui ne pas sont simples à prendre en compte en finance. « Le véritable problème, c’est qu’on ne paie pas le vrai prix, celui de démanteler la forêt, de mal payer ses employés, d’émettre du CO2 dans l’atmosphère. Ce sont des externalités négatives que les entreprises évitent à tout prix d’intégrer dans leurs processus. C’est le coût commun finalement. »  Pour cela, il faut que l’état régule les marchés, estime-t-elle.

« On ne va pas pouvoir sauver le monde seulement avec la finance. Il faut que le politique, la finance et la population s’alignent vers le même objectif, celui de ne pas dépasser les limites de la planète. Plus on va avoir des catastrophes naturelles comme des feux de forêt et des inondations qui touchent les humains, plus la pression pour accélérer la transition va augmenter. Il faut que chacun joue son rôle et prenne ses responsabilités », conclut-elle.

Anne-Marie Tremblay

Anne-Marie Tremblay est journaliste indépendante.