Fin des FAR

Par Didier Bert | 22 novembre 2021 | Dernière mise à jour le 15 août 2023
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Personnage fuyant un sac d'argent sur le point d'exploser.
Photo : 123RF

Le 1er juin 2022, les frais d’acquisition reportés (FAR) appartiendront au passé. Plus qu’un changement du mode de rémunération de nombreux conseillers, cette réforme décidée par les Autorités canadiennes en valeurs mobilières (ACVM) pourrait transformer l’industrie de la distribution de produits et de services financiers au Québec. Pour le meilleur ou pour le pire ?

Toute nouvelle souscription de titres d’organismes de placement collectif (OPC) effectuée à compter de la date d’entrée en vigueur devra être conforme aux nouvelles dispositions réglementaires. Les OPC ne seront plus autorisés à verser des commissions aux courtiers au moment de la souscription.

La réforme vise à mettre fin aux conflits d’intérêts qui nuisent aux investisseurs, selon les régulateurs. « La commission initiale versée au courtier lors de la souscription à un fonds avec options FAR, qui peut atteindre jusqu’à 5 %, entraîne un décalage entre les intérêts du représentant et du courtier et ceux des investisseurs », explique l’Autorité des marchés financiers (AMF), dans une réponse écrite à une demande d’entrevue de Conseiller.

Les FAR font également peser des risques de liquidité sur les investisseurs. « Les options FAR créent des contraintes de liquidité pour les petits investisseurs en raison des frais importants qui s’appliquent lorsque les titres sont rachetés pendant la durée du calendrier de rachat », souligne le régulateur québécois.

Par ailleurs, les investisseurs ont une mauvaise compréhension des options FAR, des frais de rachat et du calendrier de rachat, énumère l’AMF. Les ACVM affirment disposer de preuves que les FAR nuisent aux investisseurs, en particulier les plus vulnérables financièrement.

UNE RELÈVE MENACÉE ?

La disparition des FAR ne devrait pas changer la vie des conseillers bien établis. Mais pour les plus jeunes, l’arrivée dans le métier sera rendue plus difficile, craint Gino-Sébastian Savard, président de MICA Cabinets de services financiers, qui a toujours été favorable à la rémunération à honoraires… « mais pas à l’obligation de passer aux honoraires », précise-t-il, en expliquant que « pour beaucoup de clients, la formule à commissions de suivi fait le travail ».

Ainsi, la nouvelle donne réglementaire ne permettra pas aux conseillers débutants de vivre rapidement de leur métier. « Même en rentrant deux millions de dollars la première année, un jeune conseiller aura fait 13 000 ou 14 000 dollars… Et s’il fait ces deux millions de dollars dès la première année, c’est un bon vendeur ! », s’inquiète M. Savard.

Il faudra quatre ou cinq ans aux jeunes conseillers pour parvenir à vivre de leur travail, assure-t-il. Or, dans une économie de plein-emploi, les jeunes ne manquent pas de sollicitations. « En juin 2022, ce sera la tempête parfaite, avec cette réglementation qui s’ajoutera à la pénurie de main-d’œuvre », prévient-il.

«  En juin 2022, ce sera la tempête parfaite, avec cette réglementation qui s’ajoutera à la pénurie de main-d’œuvre.  »

Gino-Sébastian Savard

HÉMORRAGIE EN VUE ?

Les jeunes conseillers n’auront pas d’autre choix que d’aller se faire embaucher dans les institutions financières, ou dans les cabinets les plus importants jusqu’à ce qu’ils développent leur propre clientèle, croit Éric F. Gosselin, planificateur financier rattaché aux Services en placements PEAK, dont la pratique est à 90 % à honoraires.

Il avait lui-même recommandé l’abolition des frais d’acquisition reportés dans son mémoire déposé lors de la consultation ouverte par les ACVM. « Un conseiller débutant n’arrivera pas à bien vivre durant les premières années avec des honoraires », réitère-t-il. Jusqu’à présent, les cabinets rétribuaient les jeunes conseillers le plus souvent avec des commissions, rarement avec un salaire. Les cabinets, surtout les plus petits, pourront-ils se permettre de verser un salaire aux nouveaux venus le temps que ceux-ci se bâtissent une clientèle ? M. Gosselin en doute.

À MICA, les stagiaires étaient rémunérés pendant de trois à six mois jusqu’à présent. Dorénavant, cette période pourrait être allongée. « Mais je ne peux pas les payer en salaire pendant cinq ans », lâche M. Savard. Des conseillers pourraient prendre des novices sous leur aile. Mais combien de temps accepteront-ils de leur verser un salaire, s’interroge-t-il, à moins qu’ils soient de leur famille ? Cette nouvelle difficulté risque de décourager des personnes de rejoindre l’industrie, redoute M. Gosselin.

Au mieux, les jeunes conseillers concentreront leurs premiers pas dans les catégories qui leur permettront de se constituer une clientèle, quitte à délaisser certains produits. « Les conseillers de la relève vont axer leur pratique sur les fonds distincts. Et quand ils seront plus matures, ils ajouteront un permis en épargne collective, regrette Maxime Gauthier, directeur général de Mérici Services Financiers. C’est dommage, car ils ne pourront pas offrir ces produits avant un certain temps. »

«  Les conseillers de la relève vont axer leur pratique sur les fonds distincts. Et quand ils seront plus matures, ils ajouteront un permis en épargne collective.  »

Maxime Gauthier

DÉPARTS CHEZ LES CONSEILLERS D’EXPÉRIENCE ?

Les jeunes conseillers ne sont pas les seuls qui risquent d’être frappés par la suppression des FAR. « Plusieurs conseillers d’expérience pensent quitter », observe Flavio Vani, président de l’Association professionnelle des conseillers en services financiers (APCSF). Les conseillers âgés de plus de 50 ans pourraient bien en avoir assez de tous les changements réglementaires qui leur sont imposés depuis quatre ans, affirme-t-il.

«  Plusieurs conseillers d’expérience pensent quitter.  »

Flavio Vani

Avec la rémunération à honoraires, bon nombre de conseillers ne pourront plus vivre de leur travail, appréhende M. Vani, qui fixe la limite à des actifs de 15 millions de dollars. « À 10 ou 15 millions, les revenus sont de 50 000 à 65 000 $… Avec les dépenses à payer, il ne reste plus rien », calcule-t-il.

La conséquence sera la mise en vente de nombreux blocs d’affaires, poursuit M. Vani. Or, une transaction présente toujours un risque pour l’acquéreur, celui de se retrouver face à de mauvaises surprises. Les acquéreurs pourraient alors limiter leurs risques en se concentrant sur les clients à fort potentiel, pour délaisser les plus petits.

En fin de compte, nombre de conseillers se retrouveront soit à quitter l’industrie, soit à augmenter les risques pris en affaires… en écartant les petits investisseurs, qui vont se tourner vers des succursales d’institutions financières ou investir leur argent par eux-mêmes sur des plateformes de courtage direct. « C’est le contraire de ce que veut la réforme, on ne va pas protéger les intérêts de ces investisseurs, on va les délaisser », met en garde Flavio Vani.

LES PETITS INVESTISSEURS ÉCARTÉS ?

Plusieurs professionnels constatent que ces craintes concernant la réforme sont en train de se matérialiser. Le souhait des ACVM d’éliminer des conflits d’intérêts préjudiciables à des clients se concrétise, à travers l’élimination des FAR, par l’interruption de services livrés à un pan entier de clientèle, celle des petits investisseurs. Des conseillers ont commencé à se départir de leurs petits clients et à les envoyer vers les institutions financières traditionnelles, constate Éric F. Gosselin.

« Les FAR permettent au conseiller qui sert un petit client d’avoir une rémunération instantanée: le service est rendu adéquatement, parce qu’il est convenablement rémunéré. Mais si la seule rémunération offerte par le petit investisseur se limite aux modestes honoraires de suivi versés au conseiller, on se retrouve avec un professionnel qui doit prendre une décision d’affaires et se concentrer sur les clients qui ont une meilleure rentabilité pour l’entreprise », explique M. Gosselin.

«  On se retrouve avec un professionnel qui doit prendre une décision d’affaires et se concentrer sur les clients qui ont une meilleure rentabilité pour l’entreprise.  »

Éric F. Gosselin

« Est-ce mieux de faire affaire avec un conseiller qui vise l’intérêt du client, ou avec quelqu’un qui travaille pour une compagnie et qui doit donner les produits et les services qu’on lui donne à distribuer ? », questionne Flavio Vani.

Les petits clients partiront probablement vers les institutions financières, acquiesce Gino-Sébastian Savard. « Les institutions financières n’en veulent pas non plus. Elles n’ont pas d’appétit pour récupérer des portefeuilles de 15 000 $, affirme le président de MICA. Elles vont les pousser vers les plateformes directes, sans conseillers », tempère-t-il toutefois.

La réforme décidée pour protéger les clients pourrait finalement les conduire à devoir se débrouiller seuls. « Le régulateur a fait une erreur en passant le bulldozer sans tenir compte des petits investisseurs ni des jeunes conseillers, qui vont probablement se retrouver face à des problèmes plus importants que ce qu’on voulait éliminer », ajoute Éric F. Gosselin.

DES CLIENTS POUSSÉS VERS L’ASSURANCE

Des conseillers ont déjà décidé de ne plus accepter les clients disposant d’actifs en dessous d’une certaine limite, celle qui permet de vivre de son travail, relève aussi Maxime Gauthier. Au mieux, ils orienteront ces clients vers les fonds distincts ou les produits de dépôt plutôt que vers les fonds communs de placement, poursuit-il. « Le produit recommandé au client pourrait ne plus être en fonction de sa qualité intrinsèque, mais de son mode de rémunération, s’inquiète l’expert. Sauf qu’on ne peut pas en faire le reproche au conseiller: ce serait reprocher à un commerce de vendre avec une marge de profit ! »

LE MARCHÉ S’ADAPTERA-T-IL DE LUI-MÊME ?

La période de transition est suffisante pour que les conseillers répondent à tous ces enjeux, répond le régulateur. Une longue période de transition a été prévue, assure l’AMF. Les courtiers et conseillers ont jusqu’au 1er juin 2022 pour s’adapter aux modifications réglementaires. « Nous croyons que cela permettra aux courtiers de faire évoluer leur modèle d’affaires. » Le régulateur mise donc sur la capacité du marché à s’adapter de lui-même.

Pour faciliter cette étape, les professionnels de la distribution de produits et services financiers peuvent compter sur d’autres modes de rémunération, comme les commissions de suivi, ou encore le recours aux nouvelles technologies, suggère l’AMF. « Beaucoup de conseillers peuvent maintenant accéder à des outils technologiques pour les aider à offrir leurs services à l’aide de coûts d’exploitation réduits », plaide le régulateur.

Pour l’AMF, la réforme n’occasionnera pas de conséquences néfastes. « Plutôt que d’y voir des effets négatifs, nous y voyons une évolution de certaines pratiques d’affaires, nuance le régulateur. Nous comprenons toutefois qu’elle demandera aux courtiers et conseillers qui dépendaient de la rémunération provenant des options FAR d’adapter leurs modèles d’affaires. »

UNE NOUVELLE TRAJECTOIRE DE CARRIÈRE ?

L’adaptation aurait pu venir des ACVM elles-mêmes, croient des conseillers. « On aurait pu encadrer les FAR, en les autorisant par exemple pour les conseillers de moins de cinq ans d’expérience et pour les clients ayant moins de 50 000 $dans leur compte », illustre Éric F. Gosselin. Un encadrement souple aurait permis aux nouveaux conseillers et aux petits investisseurs d’y trouver leur compte, juge-t-il. « Pourquoi ne pas laisser un type de FAR pour que les petits investisseurs aient du service ? », propose-t-il.

Pour une firme en épargne collective comme Mérici, les conséquences seront multiples. Si Maxime Gauthier ne s’attend pas à des pertes de volume substantielles, il prévoit un ralentissement de la création de nouveaux comptes – et donc d’entrée d’actifs – dans les ménages du marché de masse. « Cela ne changera pas grand-chose dans les comptes à six chiffres », admet-il.

En somme, le risque est que les ménages modestes n’aient d’autre choix que de se tourner vers les institutions financières, et que les conseillers indépendants proposent davantage de fonds distincts que de fonds communs de placement ou de fonds négociés en Bourse.

Les régulateurs sont conscients de ces effets négatifs, mais ils croient qu’ils n’auront pas énormément de répercussions, estime Maxime Gauthier. « Ils se fient sur le professionnalisme des conseillers pour que le bon produit soit recommandé au bon client. Mais le conseiller est en affaires: il peut faire un choix dans la séquence des permis qu’il va activer. »

UN PREMIER BILAN DÈS LE 1ER JUIN ?

Le 1er juin 2022, une nouvelle ère s’ouvrira pour les conseillers. L’AMF s’attend d’ores et déjà « à constater une nette diminution des nombreuses plaintes liées aux options FAR » à partir du 1er juin 2022 jusqu’à l’expiration des calendriers de rachat.

De leur côté, les conseillers anticipent d’autres diminutions: celle de leurs effectifs et de l’accès des clients modestes aux conseils et aux produits financiers.

Didier Bert

Didier Bert est journaliste indépendant. Il collabore à plusieurs médias sur les thèmes de l’économie, des finances et du droit.