Investissement responsable : le grand malentendu

Par Jean-François Venne | 28 février 2020 | Dernière mise à jour le 15 août 2023
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Les investisseurs sont souvent déçus de voir un fonds dit « vert » détenir des titres dans des industries comme celle du pétrole. L’absence de normes claires sur l’investissement responsable (IR) ouvre la porte à bien des malentendus.

En octobre 2018, ­Desjardins recevait une volée de bois vert à l’émission ­La facture parce que six de ses 13 fonds ­SociéTerre contenaient des titres du secteur des énergies fossiles. Elle n’est pourtant pas la seule institution financière dans cette situation. À ­Wealthsimple, par exemple, le portefeuille de fonds négociés en ­Bourse d’investissement socialement responsable comprend le iShares ­Jantzi ­Social ­Index ­ETF, qui détient des titres de ­Suncor ­Energy, une entreprise pétrolière exploitant des gisements dans les sables bitumineux albertains.

Ces institutions financières ­pratiquent-elles pour autant l’écoblanchiment? ­Ce n’est pas l’avis de Dustyn Lanz, chef de la direction de l’Association pour l’investissement responsable (AIR).

« Il y a beaucoup plus de manchettes sur l’écoblanchiment que de cas réels, ­dit-il. C’est surtout que les gens comprennent mal ce type de placement. Nos recherches montrent que la plupart des investisseurs canadiens s’y intéressent, mais le connaissent très peu. »

Denis ­Dion, chef de produits en investissement responsable chez ­Desjardins, se défend bien de faire de l’écoblanchiment. « Nous tentons de favoriser la transition énergétique à l’intérieur de produits comme nos portefeuilles ­SociéTerre, notamment en ajoutant des obligations vertes et des titres de technologies propres et en réduisant notre exposition au secteur de l’énergie fossile », explique-t-il.

L’énergie représente 16,2 % de l’indice composé S&P/TSX au Canada. Seul le secteur financier (33 %) la dépasse.

L’exposition aux énergies fossiles a été réduite d’environ 40 % ces dernières années. Desjardins a notamment beaucoup désinvesti le secteur du charbon. Mais il lui reste certains placements dans ce domaine.

« Les entreprises qui demeurent sont celles avec lesquelles nous avons un dialogue sur l’amélioration de leurs pratiques et leur gestion des risques, poursuit ­Denis ­Dion. Quand on investit, on a une influence que l’on perd en quittant complètement un secteur. »

Les grands investisseurs se butent à d’autres problèmes lorsque vient le temps de développer des fonds d’investissement responsable. Ils peinent souvent à trouver des occasions d’investissement d’une ampleur assez grande pour leurs moyens, déplore M. Dion.

Il cite en exemple un récent rassemblement d’investissement responsable tenu à ­Montréal, lors duquel des propositions étaient présentées à des joueurs d’importance comme ­Desjardins, la ­Caisse de dépôt et placement du ­Québec et des régimes de retraite. La plus importante s’élevait à 12 millions de dollars. Du petit change pour d’aussi grands investisseurs.

Denis ­Dion rappelle aussi que la réglementation en valeurs mobilières leur interdit d’investir dans des titres non cotés en ­Bourse. Desjardins ne peut pas non plus détenir plus de 10 % du capital d’une entreprise. Tout cela vient réduire les possibilités.

« Quand on investit, on a une influence que l’on perd en quittant complètement un secteur. »

– Denis Dion

L’exclusion n’est pas la seule option

Les investisseurs ont tendance à réduire les produits d’investissement responsable aux fonds qui excluent d’office certains secteurs. Or, il existe plusieurs démarches différentes.

Rosalie ­Vendette, experte en finance durable, en distingue cinq qui interviennent au moment de la construction d’un fonds.

En 2019, 72 % des répondants au sondage annuel de l’Association pour l’investissement responsable démontraient un intérêt envers l’investissement responsable. Toutefois, 72 % des répondants le connaissaient peu ou pas du tout.

Le filtrage négatif, le plus connu, consiste à éviter des entreprises, des secteurs ou des produits. En général, les gestionnaires de fonds qui l’utilisent excluent le tabac, les armes et parfois aussi les énergies fossiles. Le filtrage peut également être positif et choisir les meilleurs d’un secteur donné. À moins de spécifier précisément qu’il exclut les énergies fossiles, un fonds dit responsable pourrait donc investir dans une entreprise pétrolière dont les pratiques ­ESG (environnementales, sociales et de gouvernance) sont meilleures que celles de ses rivales du même secteur.

« Une troisième approche intègre les facteurs ­ESG, mais les mélange avec d’autres informations financières, explique ­Rosalie ­Vendette. Ils deviennent donc des critères parmi d’autres. »

Certains produits respectent une thématique. C’est le cas par exemple des fonds en technologies propres. Les gestionnaires de fonds peuvent aussi favoriser l’investissement à retombées sociales (aussi appelé « investissement d’impact »), où l’on sélectionne des titres dont les conséquences positives sur le plan social ou environnemental peuvent être adéquatement mesurées.

Une sixième approche intervient une fois le choix des actifs réalisé, précise ­Rosalie ­Vendette. Il s’agit de l’engagement des action-naires. Ces derniers utilisent leur pouvoir pour influencer la direction d’une entreprise, par exemple en déposant des résolutions, en votant par procuration ou même en dialoguant directement avec les dirigeants.

« Dans le commerce de détail, un boycott fait perdre immédiatement des revenus à un magasin, mais en finance, un titre trouvera d’autres acheteurs. »

Rosalie Vendette

« Il n’y a pas d’entreprise parfaite en gestion des critères ­ESG, ­ajoute-t-elle. C’est en travaillant avec elles que l’on peut améliorer leurs performances à cet égard. »

Selon elle, on aurait tort de ne privilégier que l’avenue de l’exclusion. Ses répercussions réelles sur une industrie ne sont pas certaines.

« ­Dans le commerce de détail, un boycott diminue immédiatement les revenus d’un magasin, mais en finance, un titre trouvera d’autres acheteurs, ­souligne-t-elle. Ça peut faire augmenter le coût du capital, mais c’est tout. » ­Autrement dit, l’entreprise pourrait devoir offrir des intérêts plus élevés sur ses obligations ou voir la valeur de ses actions baisser un peu, sans plus.

Dustyn ­Lanz partage cet avis. Il rappelle que la crise climatique est une question systémique, qui a des conséquences sur les secteurs de l’énergie, de l’agriculture, de la finance, des transports et bien d’autres.

« ­On peut investir dans ce qui favorise la transition énergétique, comme l’énergie renouvelable ou les technologies vertes, mais [dans la plupart des autres secteurs], on va être exposé à des risques financiers liés aux changements climatiques », ­précise-t-il.

D’autant que les secteurs ne sont pas isolés entre eux. Si un investisseur évite les entreprises productrices d’énergies fossiles, mais détient des parts dans des banques qui, elles, financent allègrement ce secteur, ­est-il plus avancé? ­Si ce même investisseur achète des actions d’Alphabet, dont le moteur de recherche ­Google génère 15 millions de tonnes de ­CO2 chaque année1, ­sert-il la lutte contre les changements climatiques?

« Il n’y a rien dans la Loi sur les valeurs mobilières ni dans les règlements qui définisse la notion d’ESG ou d’investissement socialement responsable. »

Sylvain Théberge

Mieux former l’industrie financière

L’absence de normes ou de règles claires quant à ce qui constitue un produit d’investissement responsable alimente par ailleurs la confusion des investisseurs. « Il n’y a rien dans la ­Loi sur les valeurs mobilières ni dans les règlements qui définisse la notion d’ESG ou d’investissement socialement responsable, admet ­Sylvain ­Théberge, directeur des relations médias à l’Autorité des marchés financiers. Les fonds sont libres d’adopter leur propre définition des critères ­ESG. ­Celle-ci peut varier d’un émetteur à un autre. »

Les émetteurs doivent simplement divulguer leurs objectifs de placement fondamentaux, ainsi que les principales stratégies de placement qu’ils comptent utiliser pour les atteindre. Les méthodes et la philosophie de sélection des titres doivent être connues.

Mais « c’est l’émetteur ­lui-même qui choisit la désignation du fonds, ajoute ­Sylvain ­Théberge. Un organisme de placement collectif qui propose des titres au public définira dans son prospectus les critères ­ESG utilisés par le fonds. »

Andrée ­De ­Serres, professeure au Département de stratégie, responsabilité sociale et environnementale de l’ESG ­UQAM, admet qu’il reste des améliorations à apporter, mais ajoute que la finance a progressé depuis dix ans.

« ­Ce n’est pas parfait, mais on apprend à mieux évaluer les risques environnementaux et sociaux et la volonté des entreprises de les gérer », ­avance-t-elle.

Andrée ­De ­Serres croit toutefois que l’on devrait augmenter les connaissances en la matière dans l’ensemble de l’industrie financière.

Les actifs canadiens gérés à l’aide d’une ou de plusieurs stratégies d’IR sont passés de 1 010 milliards de dollars à 2 132 milliards de dollars de 2013 à 2017, selon l’Association pour l’investissement responsable.

« ­Les cours en investissement responsable ne constituent pas encore une priorité dans les programmes de finance, ­déplore-t-elle. Il serait aussi important de former davantage de personnes dans les institutions financières, des gestionnaires de fonds jusqu’aux conseillers et représentants. »

Les investisseurs peuvent déjà trouver des informations sur le site de l’AIR (riacanada.ca) et sur celui des ­Principes pour l’investissement responsable (unpri.org). Ils peuvent aussi se fier à certains indices boursiers, comme le ­Jantzi ­Social, le ­Dow ­Jones ­Sustainability ou le ­MSCI ­KLD 400 Social, dont les titres ont été analysés par leurs créateurs.

Pour l’investisseur individuel, tout cela peut quand même rester assez complexe. Les professionnels du conseil financier ont donc un rôle à jouer pour bien expliquer aux gens les différentes approches en investissement responsable et rechercher les produits qui correspondent réellement à leurs valeurs.

Pour aller plus loin


1 Alphabet soutient contrebalancer ces émissions avec des programmes de compensation du carbone.


• Ce texte est paru dans l’édition de février 2020 de Conseiller. Vous pouvez consulter l’ensemble du numéro sur notre site Web.

Jean-François Venne