Dans le ventre du ­Tribunal des marchés financiers

Par Jean-François Venne | 26 septembre 2018 | Dernière mise à jour le 15 août 2023
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Chaque année, des conseillers se retrouvent devant le ­Tribunal administratif des marchés financiers pour se défendre d’infractions présumées. Comment fonctionne cette instance juridique? ­Décryptage.

Le 1er février 2004, la ­Loi sur l’Autorité des marchés financiers crée le ­Bureau de décision et de révision en valeurs mobilières. Ce dernier est devenu par la suite le ­Bureau de décision et de révision (BDR), puis, depuis juillet 2016, le ­Tribunal administratif des marchés financiers (TMF). Pendant cette période, ses pouvoirs se sont élargis aux instruments dérivés (février 2009), à l’assurance et à la distribution de produits et services financiers (avril 2010), puis aux entreprises de services monétaires (avril 2012).

L’histoire du ­TMF a parfois été tumultueuse, notamment en raison du processus de nomination des juges administratifs, réputé arbitraire et très partisan. En 2014, une recherche réalisée sous la direction du professeur de droit à l’Université de ­Montréal ­Pierre ­Noreau, connue sous le nom de rapport ­Noreau, notait des problèmes récurrents de transparence dans 11 des 15 plus importants tribunaux administratifs au ­Québec, dont le ­BDR.

À l’époque, les nominations de ­Léonard ­Serafini au poste de ­vice-président du ­BDR (janvier 2013) alors même qu’il était sous enquête de l’AMF, puis de son remplaçant Me ­Jean-Pierre ­Cristel (toujours en poste depuis janvier 2014), un donateur de longue date du ­Parti québécois alors au pouvoir, faisaient les manchettes. Même celle de l’actuelle présidente du ­TMF, ­Me ­Lise ­Girard, avait soulevé des questions, puisqu’elle devait se récuser dans un certain nombre de causes, ayant agi ­jusque-là comme procureure en chef de l’Autorité des marchés financiers (AMF).

En réponse aux questions de ­Conseiller, le professeur ­Noreau soutient que le processus de nomination des juges du ­TMF n’a pas été modifié depuis, mais que des changements à cet égard figurent au projet de loi 141 sur l’encadrement des marchés financiers, adopté en juin dernier. Ce dernier prévoit notamment l’instauration d’un comité de sélection des candidats, dans lequel se retrouveront des membres des milieux intéressés et pour lequel des critères de sélection seront déterminés à l’avance. « [Tout dépendant de la façon dont elles seront mises en place], plusieurs des nouvelles dispositions du ­PL 141 iront dans le sens de ce qui était proposé dans le rapport que nous avons publié en 2014 », s’encourage M. Noreau.

UN TRIBUNAL INDÉPENDANT DE L’AMF

« ­On entend souvent parler du « tribunal de l’Autorité des marchés financiers », mais c’est une erreur, précise ­Sylvain ­Théberge, directeur des relations médias à l’AMF. Le ­TMF n’est pas une créature de l’Autorité et n’y est pas non plus intégré, il est entièrement indépendant. »

Ce n’est pas anodin. Cela découle d’un vrai choix de gouvernance au ­Québec. Dans d’autres juridictions au ­Canada et dans le monde, l’organe responsable de juger des infractions est intégré au régulateur. L’AMF, elle, agit comme demandeur, c’­est-à-dire qu’elle intente des procédures lorsqu’il y a un manquement à l’une des lois dont elle est responsable devant un ­TMF indépendant.

Les fautes qui peuvent mener devant ce tribunal sont nombreuses. On y retrouve par exemple l’exercice illégal des activités de conseiller, la manipulation des marchés, le délit d’initié, l’absence de tenue des livres et registres exigés par règlement, etc.

L’intimé se voit signifier la procédure lorsqu’elle est déposée par l’AMF devant le ­TMF. Par la suite, il y a une audition (le procès) devant un, deux ou trois membres (juges) du tribunal, selon le cas. Le ­TMF détermine l’identité du ou des juges qui entendent la cause en fonction de la complexité du dossier, de leurs connaissances et de leurs disponibilités. L’audition peut durer de quelques heures à quelques semaines, selon la complexité du cas. Comme dans tout procès, les deux parties font entendre leurs témoins, présentent leur preuve, émettent leurs arguments et les juges tranchent.

Il n’est pas rare que l’une des deux parties ou les deux aient recours à un témoin expert pour appuyer leurs arguments. Le planificateur financier ­Jean-Guy ­Grenier a souvent agi à ce titre devant le comité de discipline de la ­Chambre de la sécurité financière (CSF) ou devant la ­Cour du ­Québec dans ses temps libres.

S’il l’a fait au début pour la ­CSF, il est rapidement passé du côté de la défense. « ­Je me sentais mal à l’aise de chercher à prendre en défaut des conseillers qui n’avaient pas nécessairement agi de mauvaise foi, ­dit-il. Maintenant, je discute avec les conseillers lorsqu’ils requièrent mes services et je ne défends que ceux qui ont une cause que j’estime valable et ne devraient pas être pénalisés. »

Selon lui, les témoins experts ne font pas que servir la poursuite ou la défense, ils aident à faire évoluer l’interprétation de règlements pas toujours très précis, comme celui concernant l’analyse des besoins financiers. L’article 27 de la ­Loi sur la distribution de produits et services financiers stipule qu’« un représentant en assurance doit recueillir personnellement les renseignements nécessaires lui permettant d’identifier les besoins d’un client afin de lui proposer le produit d’assurance qui lui convient le mieux ». Ce qui ne veut pas dire la même chose pour tous.

« ­Le rôle du témoin expert est d’éclairer le tribunal objectivement et de lui donner des précisions techniques tirées de la pratique réelle sur le terrain, toujours afin que la décision prise soit la plus juste possible », ­croit-il.

LE FARDEAU DE LA PREUVE 

Le ­TMF peut rendre des mesures conservatoires, c’­est-à-dire des mesures temporaires établies en attendant qu’une décision définitive soit prise, comme bloquer des fonds, interdire à l’intimé d’effectuer des opérations sur valeurs ou encore l’empêcher d’agir comme conseiller ou gestionnaire de fonds d’investissement. Il peut aussi prononcer des sentences administratives, comme des pénalités financières, des suspensions ou radiations d’inscription ou de certificat, etc.

Mais que ­faut-il démontrer pour gagner sa cause ? ­Quel est le fardeau de la preuve ? « ­Ce n’est pas comme devant la ­Cour du ­Québec, pour des causes pénales ou criminelles, où la poursuite doit établir la culpabilité hors de tout doute raisonnable, explique ­Me ­René ­Vallerand, avocat associé au cabinet ­Donati ­Maisonneuve. Ici, il faut prouver que la balance des probabilités penche d’un côté. Autrement dit, compte tenu de la preuve, qu’­est-ce qui est le plus probable ? C’est la même chose devant le comité de discipline de la ­CSF ou dans un procès au civil. C’est ce qui explique qu’en 1995, O.J. Simpson a été acquitté au criminel, mais condamné lors de son procès au civil deux ans plus tard. »

Si le ­TMF prononce une ordonnance contre un intimé absent (ex parte), ce dernier a une dizaine de jours pour contester. Il devra alors participer à une audition devant le même tribunal. Si un intimé présent lors de la première audition souhaite interjeter appel, il peut le faire devant la ­Cour du ­Québec.

« ­Par ailleurs, il arrive que l’AMF dépose une poursuite pénale directement devant la ­Cour du ­Québec, plutôt que devant le ­TMF, note ­Jean-François ­Fortin, directeur général du contrôle des marchés à l’AMF. Le fardeau de la preuve est alors plus lourd pour l’Autorité, mais le juge peut imposer des peines de prison à l’intimé s’il est reconnu coupable, ce qui n’est pas le cas des juges du ­TMF. »

En 2016‑2017, le ­TMF a entamé 200 procédures :

  • 127 concernant les valeurs mobilières
  • 37 concernant les valeurs mobilières et la distribution de produits et services financiers
  • 21 concernant la distribution de produits et services financiers seulement
  • 13 concernant les valeurs mobilières et instruments dérivés
  • 2 concernant les entreprises de services monétaires

Source : ­Rapport annuel 2016‑2017 du ­TMF

AVOIR LES BONS RÉFLEXES

On comprend aisément l’importance des enjeux d’une comparution devant le ­TMF pour un conseiller. Pour certains, une sentence de culpabilité sonnera le glas de leur carrière, que ce soit parce qu’ils n’auront plus le droit de pratiquer, parce qu’ils ne seront plus employables, ou encore parce que la tache sur leur réputation leur fera perdre trop de clients. C’est d’autant plus vrai depuis l’avènement d’Internet. On peut facilement retrouver les décisions du ­TMF ainsi que les communiqués de presse de l’AMF faisant état d’une décision du ­TMF ou même seulement du dépôt d’une demande de procédure.

« ­Le conseiller ressent souvent de la panique et un sentiment d’injustice et de frustration lorsqu’on entame des procédures contre lui. Comme avocats, nous tentons d’abord de remettre les choses en perspective en revenant aux faits », relate ­Me ­Audrey ­Létourneau, avocate chez ­Létourneau ­Gagné ­Avocats.

Le premier réflexe du professionnel convié devant le ­TMF devrait être d’aller voir toutes les notes et documents liés au dossier concerné, lequel remonte souvent à plusieurs années. Puis de discuter avec un avocat. La décision de se représenter seul ou d’avoir recours à un avocat ne devrait pas se prendre avant une première rencontre avec ce dernier. Il est alors important de partager toutes les informations et documents pertinents en toute transparence. Ensemble, il s’agira ensuite de dresser une chronologie des événements la plus précise possible. Très souvent, on demandera aussi l’avis d’un expert, lequel sera appelé ou non à témoigner et à déposer un rapport devant le tribunal par la suite.

« L’une des carences des conseillers, c’est le fait que leurs dossiers sont mal documentés, souligne l’avocate. Ils doivent bien classer leurs documents et surtout y ajouter des notes, utiles afin de se rafraîchir la mémoire en cas de problème. »

DIFFÉRENT DE LA DISCIPLINE PAR LES PAIRS

« ­Présentement, lorsqu’une plainte est déposée à l’Autorité, ­celle-ci l’achemine à la ­CSF si elle concerne le code de déontologie des conseillers et la traite si elle porte sur un cabinet », rappelle ­Me ­René ­Vallerand.

La différence fondamentale entre le comité de discipline de la ­CSF et le ­TMF est que le premier fonctionne sur le principe de la discipline par les pairs, c’­est-à-dire des professionnels membres de la ­CSF, comme c’est le cas dans les ordres professionnels. Les juges du ­TMF sont nommés à des postes à temps plein, alors que la ­CSF possède une liste de pairs volontaires, recrutés pour siéger selon la nature de la cause.

« ­Il n’y a ­peut-être pas le même niveau de confort pour le conseiller, mais au bout du compte, le comité de discipline et le ­TMF sont aussi contraignants l’un que l’autre. Ce n’est pas plus facile devant le comité de discipline que devant le ­TMF », prévient ­Me ­Vallerand.

Le projet de loi 141 prévoyait l’intégration de la ­CSF à l’AMF, une approche abandonnée pour l’instant, « faute de temps » pour étudier cette partie du projet de loi avant la fin de la session parlementaire, a indiqué le ministre des ­Finances ­Carlos ­Leitão en juin. Il faut dire que cette proposition avait soulevé moult protestations chez les professionnels du conseil financier et les organisations de défense des consommateurs.

Dans le projet initial, le juge du ­Tribunal administratif aurait été assisté de deux assesseurs, des professionnels appartenant à la même discipline que l’intimé, pour entendre les causes dans ce qui serait devenu la chambre déontologique du ­TMF. Les assesseurs auraient été nommés par le président du tribunal, dont ils n’auraient toutefois pas été membres. Ils auraient agi comme conseillers sur les questions professionnelles et n’auraient pas participé à la décision, une prérogative réservée aux membres du tribunal.

Le projet d’abolition de la ­CSF ­est-il bel et bien relégué aux oubliettes, emportant avec lui le spectre d’un rôle plus important du ­TMF ­vis-à-vis des conseillers, ou ­reviendra-t-il dans les cartons d’un prochain gouvernement ? ­Seul l’avenir le dira. Chose certaine, peu importe l’instance, une procédure devant le tribunal ou en discipline risque de rester une épreuve désagréable. Mieux vaut adopter des méthodes qui augmentent vos chances de l’éviter !

Quelques conseils pour éviter le TMF

  • Étoffez vos dossiers clients. Un dossier bien documenté permet de démontrer ce qui a été dit, autant par le professionnel que le client, ce qui peut prévenir les plaintes.
  • Dotez-vous d’un outil de gestion de clientèle efficace. Cela permet de bâtir de façon uniforme des dossiers complets. Les courriels et documents doivent y être systématiquement consignés, tout comme les notes, prises de manière systématique et structurée.Le processus doit toujours être réalisé de la même façon. Si, par exemple, quelqu’un vous reproche erronément d’avoir dit quelque chose, vous pourrez expliquer que c’est peu probable, car vous consignez toujours tout au dossier.
  • Ne vous fiez pas au distributeur. Certains conseillers croient, à tort, que c’est le cabinet ou l’assureur à qui ils sont rattachés qui est responsable de la conformité. Toutefois, les professionnels restent les premiers visés lorsqu’il y a un pépin. Il est donc de leur responsabilité de s’assurer que tout se passe bien.Par exemple, si un client ne paie pas ses primes d’assurance, il faut l’appeler pour vérifier ce qui se passe. Un conseiller a déjà été mis à l’amende en 2006 pour avoir omis de le faire, alors que sa cliente ne recevait pas les avis de déficit après un changement d’adresse erroné. L’assureur n’a pas été tenu responsable.
  • Restez à la page. De nombreuses formations existent pour aider les conseillers à respecter les exigences de conformité, leur donner des outils et leur faire connaître les plus récents changements réglementaires.

• Ce texte est paru dans l’édition de septembre 2018 de Conseiller. Vous pouvez également consulter l’ensemble du numéro sur notre site Web.

Jean-François Venne