Exclusif : Lola en Cour suprême

Par André Giroux | 10 février 2011 | Dernière mise à jour le 16 août 2023
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justice statue with sword and scale. cloudy sky in the background

Vos clients croient peut-être à tort que la Cour d’appel a marié « de force » un million de conjoints de fait par le jugement rendu dans la très médiatisée affaire Lola c. Éric. C’est faux. Elle n’a reconnu aux conjoints de fait qu’un des aspects du mariage : le droit de réclamer une pension alimentaire à la suite d’une rupture. Pour le reste, le tribunal a refusé à Lola le droit au partage du patrimoine familial, à la société d’acquêts, à la résidence familiale, ainsi qu’à la prestation compensatoire.

Tout est maintenant reporté sur la table de travail des juges de la Cour suprême puisque le Procureur général du Québec et Lola ont tous deux présenté une requête pour permission d’en appeler devant la Cour suprême, a appris en primeur le magazine Conseiller.

Le Procureur général plaide pour le maintien du droit actuel, donc le rejet du jugement de la Cour d’appel. Quant à Lola, elle veut obtenir tout ce que le tribunal lui a refusé.

Ce que veulent les parties Pour le procureur général du Québec, l’article 585 du Code civil du Québec ne constitue pas de la discrimination à l’égard des conjoints de fait; le législateur consacre plutôt la liberté de choix.

Cet article se lit actuellement ainsi : « Les époux et conjoints unis civilement de même que les parents en ligne directe au premier degré se doivent des aliments. »

« À la différence de la convention d’union de fait, l’union civile s’assimile au mariage et la Loi sur le partage du patrimoine familial s’applique en cas de rupture », précise Me Caroline Marion, notaire, fiscaliste et planificatrice financière.

Du côté de Lola, changement de procureur : Me Guy Pratte déloge Me Anne-France Goldwater. Il affirme que les arguments de la Cour d’appel sur la pension alimentaire valent tout autant pour les autres enjeux dans ce dossier.

Nous nous retrouvons donc devant un potentiel de modification législative dont l’ampleur demeure inconnue. Par contre, jusqu’aux décisions de la Cour suprême, la loi ne subit aucun changement.

Combien de temps serons-nous dans les limbes ? On peut s’attendre à ce que la Cour suprême décide de la permission d’en appeler avant l’été 2011. Elle peut décider d’accepter une seule demande, les deux ou aucune. Les enjeux deviendront alors plus clairs. Si la Cour suprême accepte une ou deux requêtes, on ne peut s’attendre à un jugement avant 2012 ou 2013.

Pendant ce temps, la vie continue ! Le droit n’a pas encore changé, mais pourrait l’être dans un avenir prévisible. Que doivent recommander les conseillers à leurs clientes ou clients en union de fait en instance de rupture ? Les avocats ne s’entendent pas. Pour certain, comme pour Me Caroline Mario, la roue tourne déjà. « Il existe maintenant une possibilité de droit futur, qui pourrait s’appliquer rétroactivement ». Selon elle, ce n’est pas que rien n’a encore changé, mais plutôt « que rien n’est encore en vigueur ».

Me Anne-France Goldwater, ex-avocate de Lola, suggère aux personnes économiquement défavorisées par la rupture d’une union de fait de déposer une procédure avant même que la Cour suprême ne rende ses décisions. Cela afin de protéger leurs droits. « Il fut une époque où lors du décès d’un conjoint de même sexe, le survivant n’avait droit à aucune rente de survivants, que ce soit de l’État ou du secteur privé. Lorsque les législateurs ont modifié la loi, à la suite d’un jugement des tribunaux, seuls les survivants ayant déposé une demande avaient obtenu une rétroactivité. »

« Si un de mes clients recevait un tel recours devant les tribunaux, je présenterais une requête pour rejet, rétorque Me Sylvie Schrim. Le Code civil du Québec n’ayant pas encore changé, la rupture d’une union de fait ne confère aucun droit supplémentaire. »

Selon elle, « on ne peut actuellement donner aucun conseil à d’éventuels créanciers ou débiteurs d’une pension alimentaire à la suite d’une rupture d’une union de fait. Nous sommes dans les limbes juridiques. Y aura-t-il des changements ? On ne le sait pas encore avec certitude. Si changements il y a, quels seront-ils ? On ne le sait pas.

Y aura-t-il rétroactivité ? On ne le sait pas non plus. Les changements s’appliqueront-ils uniquement aux personnes vivant en union de fait à la date des modifications législatives ? On n’en sait rien. Ne viseront-ils que les conjoints en rupture depuis moins d’un an avant les changements législatifs ? On ne le sait pas davantage. »

« Nous avons beaucoup de questions, mais aucune réponse parce que nous ne savons pas ce que sera la loi, affirme Me Schrim. Dans ce contexte, déposer un recours maintenant pourrait s’avérer un gaspillage d’argent. Je sais que certains avocats pensent qu’il est possible de déposer un recours aujourd’hui pour préserver des droits. Je n’en suis pas convaincue, et je ne sais pas comment les juges réagiraient à une telle demande. »

L’avocate estime que la signature d’un contrat de renonciation à l’avance à toute pension alimentaire en cas de rupture d’une union de fait serait fort probablement inutile. « La pension alimentaire n’est pas de nature contractuelle, mais alimentaire, donc d’ordre public. On ne peut y renoncer. »

« Les conjoints en union de fait pourraient signer une entente pour accepter la rétroactivité si le droit change, opine Me Marion. Le payeur pourrait y consentir si elle permet de parvenir plus rapidement à un accord sur les autres conséquences d’une rupture, dont la garde des enfants. Rien n’empêche le couple en rupture de s’entendre dès maintenant sur le versement d’une pension alimentaire au conjoint et d’en prévoir le montant. Il serait par la suite plus difficile de contester ce montant devant les tribunaux. »

« S’il est une chose que ce jugement confirme, insiste Me Marion, c’est la nécessité pour les conjoints en union de fait de signer une convention régissant leur rapports économiques en cas de rupture. »

Le jugement de la Cour d’appel La Cour d’appel du Québec a refusé à Lola le droit au partage du patrimoine familial et autres biens à la suite de la rupture d’une union de fait. Pourquoi ? Essentiellement pour la raison suivante, tirée du jugement : « Le législateur québécois a abordé la question des statuts conjugaux et de l’union de fait à plusieurs reprises (1980, 1989, 1991, 1999, 2002) et a délibérément décidé de laisser le libre choix aux conjoints quant à la forme d’engagement qu’ils souhaitent. Si cette question doit être revisitée quant au partage des biens, ce sera à lui de le faire, à la lumière de l’évolution de la société, puisque la Cour suprême a jugé que son choix législatif sur cette question ne contrevenait pas à l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés. » C’est cet article 15 qui interdit la discrimination.

Par contre, la Cour d’appel du Québec porte un tout autre regard quand vient le moment d’évaluer le droit à la pension alimentaire pour conjoint de fait en état de rupture. Distinguons la pension alimentaire due aux enfants de conjoints de fait, de celle du conjoint de fait. « Les tribunaux évaluent la pension alimentaire des enfants indépendamment du choix conjugal de leurs parents », précise Me Marion.

Seule la pension au conjoint de fait est en cause. La Cour d’appel a décidé qu’il était discriminatoire, donc illégal, de lui refuser ce droit. Elle reprend à son compte un jugement rendu sur une question similaire rendu par la Cour suprême en 2002 (arrêt Walsh) : « L’obligation alimentaire répond aux préoccupations sociales relatives aux situations de dépendance qui peuvent exister dans les unions de fait. Toutefois, cette obligation, à la différence du partage des biens matrimoniaux, n’est pas de nature contractuelle. Des principes entièrement différents sous-tendent les deux régimes. (…) Alors que l’obligation alimentaire est évaluée en fonction des besoins et du degré de dépendance, le partage des biens matrimoniaux répartit les actifs acquis durant le mariage sans égard aux besoins. »

Bref, le partage du patrimoine familial relève d’un contrat (de mariage ou d’union civile), donc de la liberté de vivre en union de fait. Quant à la pension alimentaire, elle répond à un besoin de base de la personne économiquement défavorisée dans le couple. On ne peut donc s’y soustraire par refus de se marier, affirme le tribunal.

Discrimination La Cour d’appel du Québec accorde une grande importance à la discrimination historique dont ont fait l’objet les couples en union de fait. Le tribunal estime qu’il existe une « perpétuation d’un préjugé ou application de stéréotypes » à leur égard.

« Avant la réforme (du droit de la famille) de 1980, au Québec, l’union de fait, alors appelée « concubinage », était considérée comme un mode de vie condamnable », rappelle le tribunal. Certes la situation a changé depuis. La proportion de couples vivant en union de fait est passée de 7,9 % à 34,6 % entre 1981 et 2006. De plus, en 2006, plus de 60 % des enfants québécois naissaient de ce type d’union.

« L’union de fait est aujourd’hui acceptée dans notre société », convient la Cour d’appel. Les lois sociales et fiscales la reconnaissent. « Toutefois, écrit la juge Julie Dutil, je conclus qu’il subsiste dans la loi des désavantages fondés sur l’application de stéréotypes. On pourrait comparer la situation des conjoints de fait à celle des femmes en matière de discrimination à l’emploi. Bien qu’elles ne soient plus stigmatisées sur le marché du travail, les effets de la discrimination dont les femmes ont été historiquement victimes demeurent quant aux questions salariales. »

Si le législateur a omis d’intégrer l’union de fait au droit civil, estime la juge, c’est « parce qu’elle ne représentait pas la même stabilité que le mariage à ses yeux ».

Cette situation entraîne d’autres conséquences. « Les époux héritent de leurs conjoints même en l’absence de testament, les conjoints de fait ne pourront hériter que s’il existe un testament. En outre, ces derniers ne peuvent faire de donations de biens à venir. »

Pourtant, ajoute le tribunal, « l’union de fait peut être une relation dont le fonctionnement est identique à celui du mariage ou de l’union civile. La vie commune, dans ces différents types d’unions, peut entraîner la même dépendance et la même vulnérabilité ».

Le tribunal estime que cette similarité de situation, lorsque traitée différemment par la loi, entraîne une discrimination.

L’union de fait : un choix libre et éclairé, vraiment ? L’union de fait relève-t-elle réellement d’un « choix libre et éclairé » ? La juge Dutil en doute. « Contrairement au mariage, écrit-elle, il est souvent difficile d’établir un moment précis où débute la relation de fait. L’engagement se consolide au fil du temps, de l’évolution de la relation et de la famille. Il me semble délicat de prétendre qu’un conjoint de fait qui renonce à une carrière pour s’occuper de la famille a librement choisi de se retrouver sans ressources financières si la relation prend fin. »

Le droit de demander n’équivaut pas à celui d’obtenir La Cour d’appel confirme la distinction entre le droit de demander une pension alimentaire et celui de l’obtenir. Comme dans le cas des ruptures de mariages et d’unions civiles, la fin d’une union de fait n’octroie pas automatiquement une pension alimentaire pour conjoint. La nouvelle protection, si confirmée par la Cour suprême ou éventuellement le législateur, « n’aura aucun effet sur les conjoints véritablement égaux sur le plan économique, rappelle la juge Dutil. Seules les unions de fait où un des conjoints est vulnérable ou dépendant économiquement seront touchés par l’application de cette disposition ».

Les prétentions du PGQ et de Lola Le Procureur général du Québec (PGQ) a déposé sa requête pour permission d’en appeler devant la Cour suprême du Canada le 22 décembre 2010. Selon lui, « le respect de la liberté de se marier ou de ne pas se marier s’applique tout autant à l’égard de l’obligation alimentaire qu’à l’égard des dispositions relatives au partage de biens ».

Il s’agit de « rapports privés qu’entretiennent les conjoints entre eux, et non aux rapports des conjoints en tant qu’entité envers des tiers ». Rappelons que les tiers, dont les gouvernements, ne peuvent traiter différemment les personnes vivant en union de fait par rapport à celles vivant par les liens du mariage ou de l’union civile. Pour le PGQ, le respect de la liberté de choix ne constitue pas de la discrimination. Par conséquent, « le législateur québécois jouit de la pleine souveraineté parlementaire ».

Rappelons que l’obligation alimentaire des personnes mariées ou en union civile est d’ordre public au Québec. On ne peut donc y renoncer. La Cour d’appel estime que le même régime doit s’appliquer aux conjoints de fait. Finalement, invoque l’État québécois, « la Cour d’appel a erré en concluant que le législateur aurait omis d’inclure les conjoints de fait à l’obligation alimentaire parce que ce type d’union ne serait pas aussi stable et sérieux » que le mariage ou l’union civile. Au contraire, affirme le gouvernement, « le motif du choix législatif du Québec de ne pas appliquer aux conjoints de fait tant l’obligation alimentaire que le patrimoine familial a été, chaque fois que l’occasion s’est présentée, de respecter le choix des conjoints de se marier ou de ne pas se marier ». Bref, le respect d’un choix ne peut constituer de la discrimination, déclare l’État.

Quant à Lola, elle plaide l’incohérence du jugement de la Cour suprême. « Si les conjoints de fait n’exercent pas un libre choix de réclamer des aliments, comme l’affirme la Cour d’appel, il est tout aussi évident qu’ils n’ont pas non plus renoncé sciemment aux autres mesures de protection que le législateur a mis en place au bénéfice des couples mariés. En outre, toutes ces mesures ont la même finalité, à savoir, atteindre une certaine équité pour le conjoint ou la conjointe vulnérable en cas de rupture du couple. »

De plus, présumer du « libre choix » permettrait à tout législateur, plaide Me Pratte, « de justifier n’importe quelle discrimination – même les plus odieuses – sur la foi de présomptions contraires à la réalité ».

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Cet article est tiré de l’édition de mars 2011 du magazine Conseiller.

André Giroux