La face cachée des millionnaires

Par Alison Macalpine | 31 août 2016 | Dernière mise à jour le 15 août 2023
13 minutes de lecture

• Ce texte est paru dans l’édition de juillet-août 2004 de Conseiller. Il est aussi disponible en format PDF. Vous pouvez également consulter l’ensemble du numéro sur notre site Web.


Les bien nantis ne roulent pas toujours en Porsche et n’habitent pas tous un manoir victorien perché sur un flanc de montagne. Ils vivent aux fins fonds du pays et n’ont pas tous l’air prospère. À vous, donc, de partir à leur recherche, mais pensez à ratisser large, car parfois, un seul arbre peut cacher la forêt…

Au cœur du Saguenay–Lac-Saint-Jean, 40 des meilleurs clients d’Éric Mercier abattent chaque jour des arbres et des horaires de fou: 20 heures par jour à scier, à transporter des troncs et à faire fonctionner de la machinerie lourde. Un dur labeur quotidien pour ces hommes (il y a si peu de femmes…) qui possèdent leur équipement et en prennent un soin jaloux. Ce qui implique parfois de ramper en dessous d’immenses machines, peu importe où et quand ces mastodontes décident de s’arrêter. Pendant de longues semaines, ils dorment et vivent dans des baraquements. Comme des Ovila d’aujourd’hui, la plupart des travailleurs retournent dans leur modeste maison pendant leurs rares jours de congé. Heureusement, le salaire est fort appré- ciable, et chaque année, ils engrangent ainsi des centaines de milliers de dollars… qu’ils n’ont pas le temps de dépenser!

Voilà un créneau de clientèle fortunée qui ne présente pas les signes classiques: adresse dans un quartier chic, voitures de luxe et cartes de membre de clubs privés. Et ils ne portent certes pas le costume des professionnels et des dirigeants d’entreprise, avocats, comptables, médecins et dentistes : des clientèles traditionnellement ciblées par les conseillers en quête de clients aisés. Ils peuvent occuper n’importe quel poste permettant à un épargnant sérieux de mettre de l’argent de côté pendant plusieurs décennies. Beaucoup d’entre eux n’ont jamais rencontré de conseiller.

Le nombre de millionnaires augmente chaque année au Canada à un rythme fulgurant : un bond de 9 % en 2002 par rapport à l’année précédente et un total escompté de 900 000 millionnaires en 2010. Selon le Rapport sur la richesse mondiale 2003 de Merril Lynch/Cap Gemini Ernst & Young, il devient de plus en plus évident que plusieurs de ces citoyens fortunés ne correspondent pas au profil habituel et attendu. Certains sont des retraités tranquilles qui ont amassé un coussin millionnaire dans les quatre dernières décennies. D’autres ont des entreprises dans le secteur des produits semi-industriels comme les entrepreneurs forestiers d’Éric Mercier.

ALLER LES CHERCHER DANS LEUR QUARTIER

Comment pouvez-vous tirer profit de cet exemple? Comment débusquer ces millionnaires dans leur quartier – ou dans les bois? Louise Diotte, planificateur financier pour le Groupe Investors à Ottawa, résume joliment l’affaire : «En 25 ans de pratique, je n’ai jamais rencontré une personne qui portait un chandail arborant l’inscription “J’ai de l’argent! Abordez-moi!”»

«Ils ne vivent pas dans le quartier de Glebe ou de Rockcliffe Park», illustre quant à lui David McGruer, planificateur financier pour Gestion de patrimoine Dundee, en parlant des quartiers huppés d’Ottawa où il travaille. «Ils ne conduisent pas de BMW, d’Audi ni de Porsche. Leur richesse, ils l’ont accumulée parce qu’ils ont travaillé et économisé assidûment. Leurs besoins en planification financière ressemblent à ceux de leurs voisins – à une plus grande échelle. Beaucoup d’entre eux ont réalisé leur profit avant de rencontrer un planificateur financier, mais ils pourraient évidemment améliorer leur situation avec un planificateur. De nos jours, ils sont plus enclins à reconnaître ce fait.»

Éric Mercier, qui dirige Mercier Services financiers à Québec, a mis le doigt sur son créneau par hasard. À l’automne 1996, un ami conseiller ne s’y connaissant pas assez en planification financière intégrée lui avait référé un client forestier. «J’ai réalisé que ce nouveau client gagnait bien sa vie. Il habitait dans une petite maison qui ne valait même pas 100 000 $, et son compte en banque était très bien garni, se souvient-il. Je me suis mis à m’intéresser à son métier, à ce que ces gens faisaient, à la façon dont ils étaient rémunérés, aux risques auxquels ils s’exposaient, à leurs perspectives d’avenir et à leurs forces.»

Éric Mercier

Éric Mercier

Éric Mercier s’est intéressé au métier de ses clients et aux défis qu’ils doivent relever.

Il a couru les foires commerciales pour observer les machines de coupe de bois en action, et il s’est familiarisé avec les défis auxquels font face les forestiers – le plus criant étant le désir de prendre leur retraite tôt, mais qu’il n’y a pas de jeunes prêts à assumer la relève et le coût de rachat des équipements, qui peut atteindre 1,5 à 2,5 millions de dollars.

Le premier client forestier de M. Mercier a apparemment apprécié ses efforts pour mieux comprendre son métier… et le mot s’est ensuite passé dans les cafétérias et les dortoirs des divers camps forestiers. Aujourd’hui, grâce à ces recommandations, Éric Mercier compte presque un client sur six dans l’industrie forestière.

Ce planificateur financier rusé a aussi trouvé des millionnaires dans le secteur de l’agriculture. Il gère les affaires de plusieurs cultivateurs de pommes de terre, qui ont récolté environ un million de dollars annuellement au cours des dernières années et qui vendent leur produit partout dans le monde.

Les petites entreprises de la sorte rapportent beaucoup et les conseillers devraient les cibler, rappelle Keith Sjögren, chef de la boîte Wealth Management au sein du Taddingstone Consulting Group. Les entrepreneurs, ditil, constituent «le secteur en plus forte croissance dans le cercle des millionnaires».

Bien sûr, poursuit M. Sjögren, les secteurs populaires comme les biotechnologies, les nouvelles technologies et les communications comportent leur lot de clients fortunés, mais, fait-il remarquer, les sphères moins glamour de l’économie, comme la foresterie, l’agriculture, la construction et le pétrole recèlent aussi des entrepreneurs prospères. «Si j’étais conseiller, je m’intéresserais aux entreprises familiales. Ces gens génèrent une formidable richesse. Je voudrais savoir où se tiennent ces entrepreneurs. Vous devez entrer dans leur cercle afin qu’ils vous voient comme un des leurs.»

Cette stratégie rejoint la façon de penser et de procéder d’Éric Mercier. «Plusieurs d’entre eux recherchent aussi un ami, explique-t-il, quelqu’un qui peut les écouter et leur donner des pistes et des moyens d’améliorer leur sort. Ils ont besoin d’une personne sur qui ils peuvent compter, en qui ils peuvent placer toute leur confiance.»

NOUER DES RELATIONS

À l’autre bout du pays, à Edmonton, David Hunt, du Multiplan Financial Group, a lancé une campagne de séduction auprès des propriétaires d’entreprises de construction. Il a découvert des plombiers, des électriciens et des entrepreneurs applicateurs de cloisons sèches, tous dotés de diverses qualités d’entrepreneurs et qui transforment souvent leur commerce en petite entreprise lucrative.

Dix-huit mois auparavant, M. Hunt avait embauché une maison de télémarketing pour mener un sondage téléphonique visant à cibler les chefs d’entreprises de construction et à mesurer leur intérêt à recevoir des services financiers spécifiques. À la fin de l’entretien, on leur a dit qu’ils s’étaient qualifiés pour obtenir les services de Multiplan et on leur a demandé s’ils désiraient être contactés ultérieurement. «Un nombre étonnant ont répondu positivement», dit M. Hunt. Cinq sont déjà devenus clients – et l’un deviendra bientôt une importante source de revenus.

De même, M. Hunt a fait une percée dans le marché pétrolier, puisqu’il compte maintenant quelques clients qui exploitent des plates-formes de forage. «Voilà un marché que nous viserons davantage à l’avenir», confie-t-il.

Tout comme Éric Mercier, M. Hunt accorde beaucoup d’importance aux références. En fait, il prend le réseautage tellement au sérieux qu’il a fondé l’Alberta Business Network, un groupe de professionnels qui se rencontrent régulièrement dans le but de stimuler l’échange de références d’affaires. Des comptables, des avocats, des architectes, des courtiers en immobilier, des consultants en gestion et des courtiers hypothécaires en font partie. Les relations professionnelles, croit-il, sont la clé qui ouvre sur le monde des millionnaires insoupçonnés du Canada.

DES MILLIONNAIRES PHILANTHROPES

Le conseil de David Hunt coïncide parfaitement avec l’étude sur les millionnaires canadiens effectuée par Ipsos-Reid. Dévoilée en mars dernier, elle nous apprenait que près d’un millionnaire sur trois (31 %) possède une entreprise, que plus de la moitié sont retraités (57 %), et que 87 % d’entre eux ont l’intention de faire des dons à des organismes de charité ou à des associations locales, alors que plus de la moitié (52 %) projettent de donner de leur temps.

Cet engagement soutenu envers la communauté ne surprend pas du tout Mme Diotte. Elle s’est fait de pré- cieux contacts parmi les investisseurs nantis grâce à son travail comme membre du conseil de l’Association canadienne des professionnels en dons planifiés et au sein de son programme Un héritage à partager MC. «La plupart des gens dont l’identité ne se définit pas par le nombre de billets dans le portefeuille aiment bien aider leur communauté, résume-t-elle. Mais ne joignez pas une organisation caritative pour rencontrer des gens nantis, allez-y parce que vous croyez en leur cause.»

Louise Diotte confie qu’elle a attiré des clients fortunés en leur offrant des services de planification financière complets. Le Sondage sur les nantis, effectué par Taddingstone en 2003, confirme l’importance de la planification financière : 75 % des personnes sondées croient qu’il est nécessaire d’adopter une approche de planification pour leurs affaires financières.

D’ÉTUDIANTE À CLIENTE

Certains des investisseurs qui feront partie de votre clientèle aisée plus tard sont riches aujourd’hui, alors que d’autres ont beaucoup de potentiel : ce sont de jeunes Canadiens qui ont adopté une stratégie d’épargne à long terme et qui deviendront nantis en cours de route.

L’une des meilleures clientes de David McGruer, Maureen, 55 ans, appartient à la première catégorie. Professeure à la retraite, elle a accumulé plus d’un million de dollars en actifs prêts à être investis. Une autre cliente, Alice, 26 ans, constitue ce que M. McGruer décrit comme une «millionnaire de demain».

Ces deux clientes, il les a rencontrées dans les cours du soir qu’il offrait sur le placement. Les deux femmes ont été suffisamment impressionnées pour prendre un rendez-vous de consultation avec lui.

«Je sentais qu’il était honnête. Il ne mettait pas de pression. Il a écouté. Il a examiné ma situation et mes antécédents et il m’a ensuite remis un plan financier, tout cela, gratuitement, se rappelle Maureen. Nous nous sommes rencontrés trois ou quatre fois avant que je me décide à faire affaires avec lui.» Au début, certains de leurs rendezvous ont eu lieu au domicile de Maureen. «Ce fut très apprécié, puisqu’à ce moment j’étais très stressée à mon travail et mes papiers s’accumulaient un peu partout.»

Reluquant les fonds communs quand elle a commencé à consulter David McGruer, Maureen a depuis appris à avoir une perspective à long terme en matière de placement. Elle remercie son conseiller de l’avoir convaincue de conserver ses placements dans les marchés au cours des deux dernières années, alors que son instinct lui criait de vendre. Et elle apprécie également l’assurance et la sécurité qu’il lui a données en lui démontrant que, avec son généreux régime de retraite de professeur et ses économies substantielles, elle ne serait jamais capable de dépenser tout son argent… Mais elle admet qu’encore aujourd’hui, elle ne peut s’empêcher d’économiser.

S’il est difficile de se débarrasser des vieilles habitudes, les nouvelles, elles, doivent être entretenues. Alice est technicienne de laboratoire pour Santé Canada, et son petit portefeuille n’attirerait pas l’attention de la plupart des conseillers à la recherche de clients fortunés. Mais, quand elle est allée consulter David McGruer en juillet 2002, il l’a immédiatement acceptée comme cliente.

«C’est le genre d’occasion qui m’enthousiasme le plus, explique-t-il. Une personne qui s’empresse de me télé- phoner pour me demander de discuter démontre une telle volonté et un tel sérieux dès le début de sa vingtaine qu’elle continuera de se distinguer au fil des ans et a des chances de devenir une cliente très convoitée.»

Alice s’explique simplement : «J’avais 25 ans et je me suis dit que je devais faire quelque chose avec mon argent. C’était ma deuxième année de travail après mon diplôme et j’avais accumulé quelques épargnes, mais je n’utilisais que mon compte en banque et des CPG, qui me rapportaient à peu près pas de revenus d’intérêts. Pour moi, c’était le meilleur moment d’épargner.»

David McGruer encourage ses clientes comme Maureen et Alice à lui référer d’autres personnes et il les remercie avec un petit cadeau et une invitation à son souper annuel d’appréciation des clients. «Ce souper a créé un club de mes disciples, confie-t-il. C’est mon effort de marketing le plus lucratif.»

PAS UN PASSE-TEMPS

Keith Sjögren croit quant à lui que la recherche de millionnaires insoupçonnés ne donne rien si elle est faite à moitié. «Il y a seulement 330 000 millionnaires au Canada, dit-il. Si vous supposez qu’il y a environ 50 000 conseillers, cela veut dire que le gâteau n’est pas très grand… Les conseillers qui gagneront la faveur de ces gens aisés seront ceux qui se mettront à leur service et qui prendront la peine de connaître en profondeur ce qui anime ces individus. »

Si le défi vous tente, le marché des millionnaires canadiens insoupçonnés est aussi attirant que payant. Alors la prochaine fois que vous croiserez un travailleur de la construction sur la rue ou que vous entendrez une scie mécanique dans la forêt, pensez-y bien, il s’agit peut-être d’un millionnaire!


• Ce texte est paru dans l’édition de juillet-août 2004 de Conseiller. Il est aussi disponible en format PDF. Vous pouvez également consulter l’ensemble du numéro sur notre site Web.

Alison Macalpine