Investir en agriculture : une stratégie qui porte ses fruits, mais…

Par Gérard Bérubé | 10 mai 2018 | Dernière mise à jour le 15 août 2023
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Katarina Gondova / 123RF

L’investissement en agriculture a beau gagner en popularité, cette porte n’est pas encore grande ouverte aux investisseurs individuels. Il s’agit encore d’une affaire d’institutionnels, qui s’y aventurent à pas feutrés, contraintes réglementaires et acceptation sociale obligent.

L’attrait des terres agricoles pour les investisseurs est indéniable. Entrant dans la catégorie des placements non traditionnels, elles apportent diversification et stabilité aux portefeuilles.

« ­Nous parlons de rendements peu volatils, peu corrélés à ceux des obligations et des actions. Les terres agricoles offrent une protection contre l’inflation et de meilleures relations ­risque-rendement, même lorsque comparées à l’immobilier », énumère ­René ­Julien, directeur des investissements à ­Blue ­Bridge, un multi-family office indépendant.

« Les terres agricoles offrent une protection contre l’inflation et de meilleures relations risque-rendement, même lorsque comparées à l’immobilier. »

– René Julien

Pour les caisses de retraite et les assureurs vie, cette catégorie d’actif permet d’harmoniser leurs revenus avec l’échéance de leur passif à long terme, c’­est-à-dire le moment où ils doivent verser des prestations, en plus de fournir une protection du capital intéressante.

Ce secteur d’investissement couvre les différentes cultures, mais également l’élevage animal et l’exploitation de terres à bois. Le rendement provient des revenus tirés de la location ou de l’exploitation de ces terres, ainsi que de l’appréciation de la valeur des terrains.

« ­Si le terrain compte pour 60 à 90 % de la valeur de l’investissement, le rendement attendu vient aussi de l’évolution du prix de la denrée et de la production de l’agriculteur », explique M. Julien.

À l’instar d’une obligation ou d’un investissement en infrastructure, l’horizon de placement se situe à moyen et long terme. L’objectif recherché est le revenu régulier et prévisible plutôt que la spéculation sur la valorisation du terrain, ­insiste-t-il. D’où les risques ­sous-jacents liés aux aléas des prix des denrées, aux conditions climatiques et aux restrictions réglementaires des provinces ou des États. Les fluctuations des taux d’intérêt qui pourraient affecter la valeur des terrains importent moins.

Une sensibilité aux taux d’intérêt qui n’est d’ailleurs que théorique. Car les bases de l’économie militent en faveur d’une hausse quasi perpétuelle de la valeur foncière. La croissance démographique et l’essor de la classe moyenne dans les pays émergents ainsi que la jeunesse de leur population stimulent la demande de produits agricoles. Le nombre de terres plafonne, voire diminue, ce qui contribue à la hausse des prix.

André ­Magnan va plus loin. Le professeur associé à l’Université de ­Regina, qui étudie notamment la financiarisation des systèmes agroalimentaires, ajoute que l’intervention grandissante des investisseurs institutionnels n’est pas sans contribuer à l’inflation du prix des terres et de la valeur foncière de la propriété. En ­Saskatchewan, par exemple, les investisseurs institutionnels paient, en moyenne, 50 % de plus que la valeur estimée des terres, alors que si les agriculteurs les achètent ­eux-mêmes, ils vont plutôt verser, en moyenne, 21 % de plus.

Un phénomène qui ne se limite pas au Canada. Résultat : « sur 25 ans, il n’y a eu que deux années où les terres agricoles aux ­États-Unis ont perdu de la valeur. En 2009, dans la foulée de la crise, le recul a été de 3,7 % », renchérit ­René ­Julien.

DIFFICILE D’ACCÈS

Cet univers demeure toutefois peu accessible aux petits investisseurs. Ils peuvent y participer directement par l’achat de terres, par le marché des contrats à terme ou par l’acquisition d’actions d’entreprises du secteur cotées en ­Bourse, tels les fournisseurs d’engrais et d’équipement agricole ainsi que les transformateurs alimentaires. Certaines d’entre elles, comme ­Adecoagro (cotée à la ­Bourse de ­New ­York), se spécialisent dans l’achat des terres et dans la production et transformation agricoles.

Les investisseurs individuels peuvent aussi y investir indirectement, par des fonds négociés en ­Bourse ou de manière indicielle, en s’en remettant notamment aux titres de participation de sociétés du secteur agricole comme le iShares ­Global ­Agriculture ­Index ­ETF.

Des institutions financières concoctent actuellement des outils de placement qui permettront de démocratiser l’accès à l’agriculture, notamment par des fonds d’investissement traditionnels et non traditionnels. Interrogées par ­Conseiller quant aux détails de ces projets, ces dernières ont préféré se faire discrètes pour l’instant. Certaines firmes spécialisées permettent aussi la participation des investisseurs individuels à ce marché au moyen de fiducies privées imposant un investissement minimum et, très souvent, une période de détention minimale.

POUR LES INSTITUTIONNELS 

Mais l’investissement en agriculture reste essentiellement un univers d’institutionnels. Parmi eux, l’Office d’investissement du régime de pensions du ­Canada s’y adonne de façon prudente et la ­Caisse de dépôt et placement du ­Québec a déjà confirmé son intérêt. Chez les institutions financières, ­Financière ­Manuvie a également depuis cinq ans des équipes spécialisées dans la gestion d’actif privée qui s’intéressent aux placements non traditionnels. Leur offre est toutefois dirigée vers les institutionnels.

Il existe également le fonds d’investissement ­Hancock ­Agricultural ­Investment ­Group et quatre sociétés privées au ­Canada – dont ­Pangea au ­Québec – qui se consacrent essentiellement aux institutionnels, deux investissant dans des projets d’agriculture au provincial, une à l’échelle canadienne et une autre à l’international, indique ­André ­Magnan.

« ­La présence de ces joueurs vient modifier la relation entre les agriculteurs et leurs terres. Le plan d’affaires de la plupart des investisseurs consiste à acheter des terres, puis à les louer à des exploitants voisins dans l’objectif d’accroître le rendement de la production agricole et d’obtenir des économies d’échelle. »

Mais le professeur estime que d’autres de ces joueurs ont une approche plus intéressante : ils établissent des partenariats avec les agriculteurs. Il y a alors partage des risques, alors que dans le premier cas, il revient au locataire d’assumer les risques de production.

ACCAPAREMENT DES TERRES 

La valeur des placements dans l’univers des terres agricoles est estimée à 1 500 G$ ­US à l’échelle planétaire. La plus grande partie des terrains disponibles à l’investissement se retrouve aux ­États-Unis (640 G$ ­US), puis au ­Brésil (140 G$ ­US), en ­Argentine et en ­Australie (90 G$ ­US chacun). Au ­Canada, le marché est seulement évalué à 10 G$ ­US, d’abord à cause du climat, ensuite en raison de barrières réglementaires à l’acquisition de terres destinées à l’agriculture.

Ces restrictions gouvernementales sont d’autant plus importantes que la financiarisation des terres agricoles, devenue un enjeu social, n’est pas sans incidence sur la vitalité économique et la richesse des régions, affirme ­Charles-Félix ­Ross, directeur général de l’Union des producteurs agricoles (UPA).

« ­Pour les grands investisseurs institutionnels, ajouter un tel actif est logique, d’autant plus que ces terres vont valoir une fortune dans 20 ans et qu’ils peuvent compter sur un rendement de 7 à 10 % par année. Mais ce qui nous inquiète, c’est la sécurité alimentaire. »

Les investisseurs pourraient être tentés de donner une autre vocation à la terre (de l’élevage, par exemple), ou encore d’y effectuer une seule sorte de culture, ­illustre-t-il.

L’UPA en a davantage contre le modèle d’accaparement des terres reposant sur la spéculation et visant à la longue le développement immobilier sans autre mission sociale. L’autre approche, celle de l’achat des terres pour ensuite les louer à des fins de production, est moins dommageable pour la diversité des récoltes, ­croit-elle.­

Charles-Félix ­Ross estime aussi que l’influence exercée par la financiarisation de l’agriculture sur le prix des terres et son incidence sur la relève, incapable d’assumer de tels coûts, posent problème. Il en appelle à une plus grande responsabilisation sociale des investisseurs, des gestionnaires de portefeuille et des gouvernements. Par leur importance, ils ont la capacité d’influencer les comportements de l’industrie face aux enjeux de développement durable ainsi que de sécurité et de diversité alimentaires.

Des chiffres parlants

La financiarisation des terres agricoles existe depuis les années 1970, mais deux chocs récents ont engendré un intérêt accru de la part des investisseurs institutionnels.

La crise financière de 2007‑2008 a incité à canaliser plus de capitaux vers des éléments d’actif sécuritaires, et les crises alimentaires de 2008 et de 2011 ont provoqué une flambée des prix des denrées tels le blé, le maïs et le riz, rappelle ­André ­Magnan.

Selon les données recueillies par le professeur associé de l’Université de ­Regina, entre 2002 et 2016, le prix des terres agricoles a augmenté annuellement en moyenne de :

  • 14,8 % dans le monde
  • 9 % en ­Amérique du ­Nord
  • 17,5 % en ­Amérique du ­Sud
  • 20,4 % en ­Europe centrale
  • 13 % en ­Australasie

Sur neuf ans (entre 2007 et 2016), le prix des terres au Canada, lui, a bondi de 123,8 % (119,4 % au Québec).

Quant au rendement annualisé sur 13 ans, au 31 décembre 2016, les terres agricoles avaient dégagé 15,7 % de rendement dans le monde, selon l’indice ­NCREIF Farmland ­Property ­Index, contre 10,8 % pour les propriétés immobilières au ­Canada et 8,1 % pour l’indice boursier S&P 500 (en dollars canadiens). Selon les projections de ­Marchés privés ­Gestion d’actifs ­Manuvie, au 30 septembre 2017, le rendement annuel prévu pour les terres agricoles sur cinq ans oscillait entre 9 et 11 %.

À l’échelle mondiale, les fonds d’investissement ont versé 45 G$ ­US pour l’achat de terres agricoles depuis 2006, des placements qui augmentent au rythme de 8 à 10 % par an.


• Ce texte est paru dans l’édition de mai 2018 de Conseiller.

Gérard Bérubé