Le conseil indépendant menacé

Par Gérard Bérubé | 17 juin 2013 | Dernière mise à jour le 16 août 2023
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Que fait le conseil indépendant lorsqu’il craint pour son avenir? La réponse va généralement prendre la forme d’un regroupement. Mais, là encore, cette tendance à la consolidation au sein de grands réseaux témoigne des pressions persistantes venant d’un environnement se voulant plus austère à l’esprit entrepreneurial. Au demeurant, et c’est là où l’inquiétude se manifeste davantage, cet encadrement plus contraignant se transforme en barrière à l’entrée pour une relève sans cesse courtisée par les grandes institutions financières.

L’univers des conseillers indépendants se rétrécit donc. On retient encore ces acquisitions de Dundee et d’Assante par la Banque Scotia, complétées en 2011, comme étant représentatives d’une tendance lourde. Il n’en demeure pas moins que de grands réseaux et des cabinets multidisciplinaires résistent. Mais les plus petits semblent condamnés à fusionner, alors que les grands réseaux poursuivent leur consolidation afin d’élargir leur offre de services et d’atteindre une taille maximale d’efficacité. Le mariage récent d’Excel et de CMA en est une illustration. On peut penser également à Peak, qui a consolidé sa présence dans l’Ouest canadien avec l’achat d’actifs de Customplan Financial Advisors en début d’année, profitant alors du fait que plusieurs agents généraux préfèrent se doter d’un plan de relève à long terme plutôt que de vendre. Peak avait accueilli AXA services financiers en 2007, puis Promutuel Capital en 2009.

« Il y a de moins en moins de réseaux de cabinets », commente Robert Frances. Le président et chef de la direction du Groupe financier Peak parle d’un marché plus difficile pour les indépendants. « La réglementation est plus lourde, la conformité augmente les coûts, de même que la technologie. Sans compter que les besoins des conseillers sont plus larges et qu’ils veulent se doter d’un plan de sortie », énumère-t-il.

Les scandales laissent des cicatrices

Léon Lemoine en rajoute. Le porte-parole et vice-président sortant 1 du Regroupement indépendant des conseillers de l’industrie financière du Québec (RICIFQ) parle de paperasserie et d’une réglementation étoffée, avec des règles de conformité rehaussées de façon substantielle, qui viennent alourdir la liberté d’action. « Aujourd’hui, tous les conseillers doivent expliquer leur travail et leur rémunération, ce que les salariés n’ont pas à faire. » S’y greffent l’interdiction de sollicitation téléphonique et les coûts en hausse associés à la formation continue et aux assurances responsabilité. « Les conseillers et cabinets indépendants sont soumis aux mêmes exigences que les grandes institutions financières », rappelle-t-il.

Tout n’est cependant pas noir pour autant. « Ces exigences accrues ont été des occasions d’affaires pour Peak, commente Robert Frances. Tous ces nouveaux besoins technologiques, tous ces logiciels développés ou conçus afin de mesurer les risques de portefeuille, le risque des cabinets et pour les préparer aux inspections… tout cela nous a aidés dans notre développement. On réagit en élargissant notre spectre de services. » René Auger, président sortant² du RICIFQ, abonde dans le même sens : « Le phénomène de consolidation permet de rééquilibrer le rapport de force avec les grandes institutions financières. »

« Un petit cabinet peut être viable. Toutefois, avec la lourdeur administrative et la conformité, l’exploitation est moins payante », tient à préciser Réjean Talbot, du cabinet Talbot, Olivier, Côté & Associés, Gestion de patrimoine. Il reconnaît toutefois qu’« avec toutes ces fusions, ces rachats de firmes, on se retrouve avec de grandes institutions imposant toujours davantage les lignes de conduite et les offres de produits ». Ce regard est d’autant plus pertinent que M. Talbot a œuvré dans les deux mondes. Il a passé 17 années au Mouvement Desjardins, à titre de directeur général, avant de créer sa firme indépendante en 1991, qui porte son nom actuel après l’ajout de nouveaux partenaires, en 1999.

Cette grande manœuvre, cette tendance aux regroupements, n’est également pas étrangère à l’ombre de la crise financière de 2008 et des scandales à la Norbourg, qui plane encore sur le conseil indépendant et qui confère aux grandes institutions une image de confiance et de sécurité derrière la marque. Léon Lemoine soutient que « la crise et les scandales ont surtout affecté le conseiller autonome, moins la firme ou le réseau, qui s’approvisionnent auprès de plusieurs grands manufacturiers. Les plaies se cicatrisent, mais une image reste ». Pour Robert Frances, « la crise financière de 2008 a pourtant mis en évidence les difficultés touchant les grandes institutions, mais il est vrai que les scandales n’ont pas aidé ». Et cette mauvaise image se perpétue dans les messages publicitaires de l’AMF ces dernières années, déplore René Auger. « Nous n’avons pas plus d’éléments discutables dans nos rangs que dans d’autres professions. Mais on continue à faire de la publicité autour de ces 2 % qui dérogent à la conformité. »

La relève inquiète

Cela étant, « la consolidation de l’industrie ne m’inquiète pas, mais la relève, oui », lance Robert Frances. Le président de Peak précise que la pénurie appréhendée de nouvelles recrues est un enjeu pour tous les professionnels, mais le conseiller indépendant est particulièrement interpellé. Léon Lemoine acquiesce. « La relève est critique pour les autonomes, d’autant que l’encadrement offert par les institutions financières est très attrayant. » Il estime que jusqu’à 60 % des autonomes pourraient prendre leur retraite au cours de la prochaine décennie. « Il s’agit d’une érosion naturelle, mais dramatique. »

« L’âge moyen est assez élevé. Surtout dans l’assurance de personnes », ajoute Léon Lemoine. Selon les statistiques de la Chambre de la sécurité financière, le quart des conseillers ont 34 ans ou moins. Ainsi, 54 % des membres sont âgés de 35 à 54 ans, et 21 % ont 55 ans et plus.

L’indépendant a déjà perdu la bataille du recrutement des jeunes finissants. « L’industrie des autonomes doit faire son mea culpa. Elle est peu présente et proactive sur les bancs d’école », déplore M. Lemoine. Il accorde toutefois un avantage aux grandes institutions, très actives auprès des finissants : « L’institution financière peut devenir le chemin naturel de tous les conseillers qui débutent. On peut penser à la possibilité de faire un stage rémunéré, d’accroître sa formation sans engager tous ces frais liés à l’exercice de la profession. Mais une fois une certaine expérience acquise, plusieurs déchantent d’être devenus des vendeurs de produits. » Ces derniers, du moins ceux qui se sentent dotés d’un instinct entrepreneurial, créent donc un bassin pour la relève chez les indépendants. « Le transfert intergénérationnel peut se faire par l’achat d’une clientèle. Mais la meilleure façon de procéder consiste souvent à travailler avec un mentor dans un processus de transition harmonieux », observe Léon Lemoine. « Il appartient aux indépendants de se mobiliser, de mettre en évidence ce qu’ils ont à offrir. » C’est la voie empruntée par Réjean Talbot. « Un tel transfert se prépare dans la cinquantaine. Surtout si l’on veut faire de la segmentation sans négliger qui que ce soit. J’ai 59 ans. Je me suis [adjoint] un gars de 40 ans. Nous avons de jeunes associées et nous venons d’embaucher trois jeunes recrues. »

De moins en moins attrayante

Mais encore faut-il que le monde du conseil indépendant puisse exercer un pouvoir d’attraction. « La valeur ajoutée du conseil indépendant est son offre de services élargie et ses conseils impartiaux. Tant que le consommateur va continuer à l’exiger, le conseil indépendant aura un avenir », insiste Léon Lemoine. Sans compter que les frais des conseillers indépendants ne sont pas éloignés de ceux des institutions financières, qui disposent par contre de plus d’un moyen pour répartir ou redistribuer leurs coûts. « Nous, c’est transparent. Eux, c’est intégré. Mais tout se paie! », ajoute-t-il.

« Le médecin ne va pas disparaître parce que les compagnies pharmaceutiques prennent plus de place, illustre Robert Frances. Le conseil demeure un élément important. »

Toutefois, une autre tuile risque de s’abattre sur ce segment de la profession. Depuis décembre, les autorités de réglementation mènent une consultation dans l’industrie, portant sur le lien possible entre la rémunération et les conflits d’intérêts potentiels. Pour les uns, une rémunération uniquement basée sur les honoraires provoquerait une désertion des cabinets indépendants, qui subiraient une importante érosion de leur rentabilité. Pour les autres, l’élimination des commissions de suivi sur les fonds d’investissement serait dommageable pour les petits portefeuilles, incitant le conseiller à ne se consacrer qu’à ses plus gros comptes.

Au Groupe financier Peak, on se dit prêt. « Notre plateforme est en place. Il serait cependant dommage qu’on en arrive là. Ce serait triste pour le consommateur. Et ce serait coûteux pour tout le monde. » Pour Réjean Talbot, « le conseil indépendant a sa place. Encore faut-il que les organismes de réglementation protègent ce statut, qui sert le public. Or, ce n’est pas le son de cloche que l’on entend présentement. » Le planificateur financier fait également référence à ce discours qui, « en faisant miroiter une diminution des frais de gestion ou évoquant la non- justification des commissions de renouvellement, alimente un faux débat. La conséquence est que tout cela viendrait pénaliser les plus petits portefeuilles », conclut-il.

Alourdissement de la réglementation et des exigences administratives, menace de disparition des commissions de suivi, recours à une technologie plus coûteuse… de plus en plus difficile, la vie en cabinet !


¹Léon Lemoine a démissionné de son poste de vice-président du RICIFQ le 25 mars dernier. ²René Auger a démissionné de son poste de président du RICIFQ le 25 mars dernier.

Indépendant, mais encore?

Pour Robert Frances, président et chef de la direction du Groupe financier Peak, la définition du terme « conseiller indépendant » implique que le conseiller ou sa firme n’ont aucun lien avec le manufacturier de produits. L’indépendance doit être de facto, réelle, à savoir que le manufacturier n’exerce pas d’influence et qu’il n’est pas associé au conseiller par un quelconque lien de propriété.

Léon Lemoine, planificateur financier chez Lafond Services Financiers, donne des chiffres. Il évalue que, grosso modo, les deux tiers des 31 585 membres de la Chambre de la sécurité financière, au 31 janvier 2013, entrent dans la catégorie des salariés. Pour le tiers restant, composé d’autonomes, il faut faire la distinction entre ceux qui sont rattachés ou captifs (Groupe Investors, Sun Life…), semi-captifs (Investia, Réseau SFL…) et non rattachés (Peak, Excel-CMA, Mica, Multi Courtage, Mérici…). « Ces derniers, les non captifs, sont des indépendants. Et ils sont peu nombreux. »

Gérard Bérubé