Concours de vente : le glas a-t-il sonné?

Par Hélène Roulot-Ganzmann | 10 avril 2018 | Dernière mise à jour le 15 août 2023
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Oleksandr Kostiuchenko / 123RF

Vingt ans après la fin des concours de vente dans l’industrie des fonds communs, de plus en plus de voix dénoncent les potentiels conflits d’intérêts qu’ils engendrent dans le secteur de l’assurance. Assez pour les abolir?

Il semble qu’on n’ait jamais été aussi proche de les voir bannis. Depuis quelques années, le sujet revient régulièrement sur la table et il reste finalement peu de monde pour les défendre.

À commencer par l’Autorité des marchés financiers (AMF), qui publie en 2013 sa Ligne directrice sur les saines pratiques commerciales s’appliquant à tous les assureurs régis par la ­Loi sur les assurances. Sans les interdire, le document remettait en question la pertinence de ces concours permettant aux représentants ayant réalisé le plus de ventes de gagner des voyages au soleil afin de se former et de réseauter.

En février 2016, c’est au tour de l’Association canadienne des compagnies d’assurances de personnes (ACCAP) de proposer des changements à ces pratiques pour enrayer l’apparence de conflit d’intérêts qu’elles pourraient engendrer. Dans la foulée, plusieurs compagnies d’assurances – la ­Great-West et ­Canada-Vie d’abord, puis ­RBC ­Assurances, ­Desjardins et ­BMO – annoncent l’abolition de ce type d’incitatif dans les deux années à venir. Au plus tard en 2018, donc.

L’été dernier, l’AMF revient à la charge. Dans un document de réflexion, elle classe les différents incitatifs selon leur degré de risque de conflit d’intérêts (voir encadré) et place sur la première marche du podium les fameux concours de vente.

S’ensuit une consultation, qui a pris fin le 15 octobre dernier. L’Autorité a reçu une vingtaine de mémoires qui lui serviront à alimenter sa réflexion. ­Ira-t-elle jusqu’à l’abolition des concours? L’option est sur la table, mais aucune décision n’a encore été prise, ­répond-elle à ­Conseiller.

« Non seulement le conseiller a intérêt à vendre les produits d’un seul assureur, mais en plus, certains produits de cet assureur, ceux qui lui rapportent le plus de commissions.  »

– Larry Bathurst

LA FORCE DU LOBBY

Mais que leur ­reproche-t-on à ces concours, qui semblent aujourd’hui ­mal-aimés, mais qui ont pourtant attiré plusieurs conseillers depuis qu’il se vend de l’assurance?

« ­Ils peuvent amener un représentant à faire affaire avec un assureur en particulier pour avoir la chance de remporter un voyage, alors qu’il a le devoir de proposer aux clients les produits qui vont dans leur intérêt, pas dans le sien », explique ­Larry ­Bathurst, planificateur financier et conseiller en sécurité financière.

Depuis plus de dix ans, il milite auprès de l’AMF pour qu’elle décrète l’abolition des concours de vente. Il ajoute qu’en quarante ans de carrière, il a croisé plus d’un confrère ayant succombé à la tentation.

« ­Ce qui est encore plus pernicieux, ­poursuit-il, c’est que nous sommes évalués sur les commissions que nous touchons, pas sur le volume de primes que nous vendons. Or, tous les produits ne procurent pas la même rémunération. Il y a donc doublement conflit d’intérêts. Non seulement le conseiller a intérêt à vendre les produits d’un seul assureur, mais en plus, certains produits de cet assureur, ceux qui lui rapportent le plus. »

La pratique irait donc à l’encontre même de la déontologie en matière de distribution de services financiers. Comment ­explique-t-on qu’elle perdure dans l’assurance, alors que l’industrie des fonds communs s’en est débarrassée il y a déjà vingt ans? ­La force du lobby de l’assurance, répondent ses plus farouches opposants.

Ce débat fait plutôt partie d’un mouvement général à l’échelle mondiale visant le traitement plus équitable des consommateurs depuis la crise financière de 2008, font quant à elles valoir l’AMF et l’ACCAP. Les pratiques commerciales de tous les secteurs des services financiers sont évaluées en fonction de principes de transparence, gestion des conflits d’intérêts et primauté de l’intérêt du client. C’est ce qui amènerait la réflexion actuelle en assurance, jugent les deux instances.

Avantage ­concurrentiel

Glorianne ­Stromberg analyse le phénomène autrement. Il y a vingt ans, l’avocate en valeurs mobilières publiait ses célèbres rapports dénonçant certaines pratiques commerciales de l’industrie des fonds communs, dont les concours de vente. Rapports qui ont mis fin à cette pratique dans ce secteur. Aujourd’hui, elle salue le fait que plusieurs compagnies d’assurances aient arrêté leurs concours, mais elle croit que si elles n’y ont pas procédé avant, c’est qu’elles en tiraient un avantage concurrentiel non négligeable.

Les concours pouvaient inciter les conseillers qui détenaient plusieurs permis à se concentrer davantage sur les besoins en assurance de leurs clients que ceux en placement, et cela faisait tout à fait l’affaire des assureurs, selon l’avocate.

« ­Aujourd’hui, on reconnaît de plus en plus que la différence de réglementation entre les produits d’assurance et les fonds communs de placement ne peut être décemment maintenue, ­croit-elle. Je suis aussi certaine que la majorité des représentants et conseillers veulent être considérés comme des professionnels et ne souhaitent pas qu’il puisse y avoir un doute quant à leur éthique. »

« On reconnaît de plus en plus que la différence de réglementation entre les produits d’assurance et les fonds communs de placement ne peut être décemment maintenue. »

– Glorianne Stromberg

Michel ­Mailloux abonde dans le même sens. Ce spécialiste en déontologie financière explique qu’autrefois, on ne faisait que vendre de l’assurance comme n’importe quel autre produit. Il y avait donc des concours de vente, comme il y a l’employé du mois dans les établissements de restauration rapide. Mais cette pratique n’a aujourd’hui plus sa place dans l’industrie, selon lui.

« ­Le milieu financier s’est doté de codes de déontologie qui vont à l’encontre de ces concours, ­commente-t-il. Les produits sont également plus complexes qu’avant, raison pour laquelle les représentants ont avant tout un rôle de conseil. Ils doivent analyser les besoins des clients et leur faire des propositions en fonction de cette analyse. Les clients sont aussi plus informés, donc en mesure de demander des comptes. Et ils ont une plus grande capacité d’épargne. Dans les années 1950, le peu d’argent qu’ils avaient, ils le mettaient dans une assurance santé. Le conseiller avait beaucoup moins de marge de manœuvre. »

« Le milieu financier s’est doté de codes de déontologie qui vont à l’encontre de ces concours.  »

– Michel Mailloux

APPROCHE GLOBALE ­

Pour l’ACCAP, le problème des incitatifs n’est pas seulement lié aux concours de vente.

« ­Les conseillers doivent être rémunérés adéquatement pour leur travail et il ne faut pas négliger les particularités de l’assurance de personnes lorsque l’on évalue la pertinence des incitatifs dans notre industrie, indique la présidente de l’­ACCAP-Québec, ­Lyne ­Duhaime. Les besoins des clients sont à long terme et évoluent au fil du temps, ils nécessitent un service et des conseils continus. »

Selon elle, les modes de rémunération actuels incitent les conseillers à maintenir une relation à long terme avec leurs clients et à constamment analyser leurs besoins, puisque c’est principalement à la signature d’un contrat qu’ils perçoivent un revenu. Raison pour laquelle l’ACCAP préconise une approche globale pour gérer les conflits d’intérêts plutôt que l’interdiction d’un type d’incitatif en particulier.

Car les risques se rattachant à un incitatif spécifique peuvent dépendre à la fois du type d’incitatif offert et de son importance dans la rémunération totale. Il convient plutôt de déterminer si la rémunération dans son ensemble est susceptible de pousser le conseiller à faire des recommandations inappropriées, ­croit-elle, invitant chaque compagnie d’assurance à faire son introspection sur le sujet.

Un point de vue que ne partage pas ­Larry ­Bathurst. Il argue que la tenue de concours relève de l’industrie de la vente, et non de celle du conseil. Selon lui, l’assureur pourrait tenter de convaincre autrement le conseiller de vendre son produit. En commençant par lui proposer des produits plus compétitifs, qui seraient moins onéreux puisque les concours ont un coût qui se répercute forcément sur le prix de vente.

« ­Mais le plus important, c’est de faire comprendre aux rares conseillers qui font ce métier pour les concours de vente qu’ils feraient mieux de réfléchir à leur carrière, ­insiste-t-il. ­Peut-être ­serait-il temps pour eux d’aller vendre autre chose que des produits financiers. ­Ceux-ci ont bien trop de répercussions sur la vie des gens. »

Incitatifs et conflits d’intérêts

Dans le document de réflexion[1] ­La gestion des risques de conflits d’intérêts liés aux incitatifs, publié l’été dernier, l’Autorité des marchés financiers classe les différents incitatifs selon le risque de conflits d’intérêts qu’ils posent.

Incitatifs à risque faible : le salaire, les honoraires et les frais de service, car ils ne tiennent pas compte du volume des ventes ou de la performance et ne sont pas orientés vers la vente d’un produit en particulier.

Incitatifs à risque moyen : les commissions, car un produit pour lequel l’assureur offre une rémunération plus élevée pourrait être favorisé par le représentant sans que ­celui-ci soit le meilleur produit pour répondre aux besoins du client.

Incitatifs à risque élevé :

  • les concours de vente ;
  • les bonis, car ils sont liés à un seuil de performance, ce qui exerce une pression sur les représentants pour qu’ils vendent plus ;
  • l’admissibilité à des clubs sélects, l’attribution d’un titre et la recommandation de clientèle liées à l’atteinte de volumes de ventes, parce qu’elles peuvent inciter les conseillers à vendre plus que nécessaire afin d’obtenir l’avantage qui en découle.

[1] bit.ly/2sINlco


• Ce texte est paru dans l’édition d’avril 2018 de Conseiller.

Hélène Roulot-Ganzmann