Conseillers épuisés : quand le travail brûle

Par Hélène Roulot-Ganzmann | 24 avril 2015 | Dernière mise à jour le 16 août 2023
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L’Organisation mondiale de la santé anticipe qu’en 2020, la dépression liée au travail deviendra la première cause d’invalidité dans le monde. Une menace qui pourrait bien frapper l’industrie de la finance de plein fouet, si elle n’y prend garde.

Le 18 septembre 2009 reste à tout jamais gravé dans la mémoire de Catherine. Ce jour-là, son monde s’écroule. Alors conseillère en sécurité financière depuis près de dix ans dans une grande institution, elle est considérée comme une fille qui performe bien. Mais depuis quelques mois, elle n’a plus le goût de se rendre au travail. Elle croyait que la pause estivale la remettrait en selle, mais ce n’est pas le cas. À son agenda, elle a deux rencontres avec des clients et une réunion au siège social. Mais c’est au-dessus de ses forces.

Catherine ne le sait pas encore, mais elle ne remettra jamais les pieds au bureau. Ce 18 septembre, elle est devenue une statistique : chaque jour, 500 000 Canadiens s’absentent pour des problèmes de santé mentale liée au travail. Une hausse de 316 % en vingt ans[1].

« Mon malaise a démarré avec la crise financière, raconte-t-elle. Je n’en pouvais plus d’annoncer des mauvaises nouvelles à mes clients. J’avais l’impression de ne rien maîtriser. Oui, mon métier consistait à prendre des risques. Mais le marché était devenu hors de contrôle. Et puis, il y avait les scandales financiers. Quand je sortais dans la rue, j’avais l’impression de porter une pancarte ‘’escroc’’. Ce matin-là, j’ai vu mon médecin et le diagnostic est tombé : burnout. »

SUJET TABOU

Catherine ne s’appelle pas Catherine. Condition sine qua non de l’entrevue : l’anonymat le plus total.

« Ça reste un sujet éminemment tabou, confirme Caroline Goulet, conseillère en santé mentale à la Confédération des syndicats nationaux (CSN). Les employés ne veulent pas tirer la sonnette d’alarme car il y a encore de forts préjugés. On croit souvent que c’est la personne qui est faible, incapable. En se dévoilant, elle risque de manquer une promotion. Or, c’est le travail qui est devenu malade. Raison pour laquelle les métiers hyper-compétitifs axés sur la performance sont particulièrement à risque. »

Tout comme ceux dont l’industrie traverse une crise, ceux pour lesquels les résultats individuels sont clairement mesurables, et ceux qui présentent une partie relation avec la clientèle. Quatre critères applicables aux professions de la finance.

« Tous les domaines où il n’y a pas de plafonds sont particulièrement à risque, confirme Camillo Zacchia, responsable du Bureau d’éducation à l’Institut universitaire en santé mentale Douglas[2]. Il n’y a aucun client, aucun patron qui va demander à un courtier de faire moins d’argent. Quand on augmente ses ventes de 20 % une année, tout le monde s’attend à ce qu’on fasse encore mieux la suivante. Sauf qu’à un moment, ça craque. »

PLUS LE TEMPS DE RÉCUPÉRER

Nicolas Chevrier est psychologue et son cabinet a pignon sur rue à quelques pas du quartier financier de Montréal. Il ne cache pas qu’il reçoit plusieurs professionnels du secteur à son cabinet.

« À part lorsqu’elles sont extrêmes, les conseillers vivent bien avec les fluctuations du marché, observe-t-il. Ils éprouvent en revanche des difficultés lorsqu’ils doivent annoncer des pertes à leurs clients. C’est un crève-cœur, que certains vivent comme un échec personnel. Ils peuvent aussi subir des conflits interpersonnels au bureau ou du surmenage, car les scandales financiers de ces dernières années ont amené une nouvelle réglementation de nature à augmenter la charge de travail. C’est lorsque l’individu n’a plus le temps de récupérer entre deux périodes de stress intense que le burnout survient. »

Signes avant-coureurs : ouvrez l’œil !

SI VOUS CONSTATEZ que votre collègue, subordonné ou supérieur devient plus triste, irritable, qu’il adopte un comportement de retrait ou au contraire, d’extrême dépendance, s’il affirme son désespoir, se dit fatigué, semble abuser d’alcool ou de drogues, il y a de grandes chances qu’il se dirige vers un surmenage professionnel. S’il a de la difficulté à prendre des décisions, est moins productif, incapable de se concentrer, moins fiable, s’il fait plus d’erreurs que d’ordinaire, manque d’enthousiasme ou s’absente fréquemment, il y a aussi de quoi s’alerter.

Heures supplémentaires, manque de contrôle, peu de marge de manœuvre, aucune vision à long terme et attentes toujours plus grandes de la part des clients et de la hiérarchie… voilà un cocktail explosif.

« Nous devons composer avec les émotions, celles des marchés et celles des clients, convient Dominic Paquette, président fondateur de Partenaire-Conseils Groupe Financier. Beaucoup de facteurs sont incontrôlables et notre type de rémunération, au rendement, nous pousse inévitablement à vouloir en faire plus. Plusieurs de mes confrères sont partis en burnout, et l’une d’elle est en invalidité depuis douze ans. Je dois cependant avouer que dans l’industrie de la finance au Québec, nous sommes particulièrement choyés en matière de reconnaissance, nuance-t-il. Dès qu’on fait un bon coup, on reçoit une mention, une petite lettre, on est cité. J’ai un frère qui travaille dans la construction. Par -30° et 30°C, il est sur les chantiers. Et il n’y a jamais personne pour lui donner une petite tape dans le dos de temps en temps. »

La reconnaissance… l’un des nœuds du problème, à en croire la littérature scientifique consacrée à l’épuisement professionnel. Pas une reconnaissance pécuniaire, mais bien cette petite tape dans le dos dont parle M. Paquette. Celle qui rassure, qui apaise, qui met en confiance. Qui donne le courage de continuer même lorsque les attentes sont fortes. Mais aussi de tirer la sonnette d’alarme lorsque la pression devient insupportable.

Mieux vaut prévenir que guérir

LES CHERCHEURS SONT FORMELS : l’épuisement professionnel n’est pas imputable à un individu mais bien à l’organisation moderne du travail, fondée sur la performance. Les sources du mal sont très variées et dépendent de la manière dont chaque employé parvient à s’adapter à plusieurs facteurs que la littérature scientifique rassemble derrière l’acronyme CINÉ, pour perte de Contrôle, Imprévisibilité, Nouveauté et Estime de soi.

Il faut donc mettre le doigt sur la source du problème et lui trouver une solution. Je n’ai plus le contrôle de mon agenda ? Peut-être devrais-je embaucher un assistant ou acheter un logiciel de planification. J’ai changé de poste et je suis effrayé par mes nouvelles fonctions ? Sans doute ai-je besoin de formation. Mon gestionnaire me donne trop de dossiers ? Et si mes exigences envers moi-même étaient un peu trop élevées ?…

Quant aux chefs d’équipes, ils doivent veiller à l’équité. À ce que les bons clients ne reviennent pas toujours aux mêmes, et les dossiers compliqués à celui qui rend le meilleur travail. Car aussi performant soit-il, il risque l’essoufflement.

LA FINANCE, BONNE ÉLÈVE ?

« De ce point de vue, les organisations financières sont plutôt à l’avant-garde, affirme Nicolas Chevrier. Elles vendent le cerveau de leurs employés, elles ont compris qu’il était primordial de le maintenir en santé. »

Plusieurs grandes compagnies du secteur sont d’ailleurs membres du groupe Entreprises en santé, un organisme à but non lucratif qui promeut la santé physique et mentale au travail. Parmi elles, Industrielle Alliance, le mouvement Desjardins ou encore la SSQ, qui a mis en place le programme La vie en forme en 2007.

« Nos managers apprennent à déceler les signes avant-coureurs de l’épuisement professionnel, expose Marie-Pierre Saint-Antoine, conseillère en gestion – santé globale à la SSQ. Ils sont encouragés à prendre des décisions de gestion qui favorisent la santé psychologique de leurs équipes. Si un problème survient, ils disposent d’outils de soutien, d’accommodements. Si, malgré tout, un employé tombe en burnout, le contact est maintenu afin de faciliter le retour. En sept ans, notre taux d’absentéisme a chuté de 44 %. »

Un programme qui aurait peut-être aidé Catherine à reprendre son poste. Mais durant tout son arrêt maladie, les contacts avec son équipe ont été très sporadiques. Dès qu’elle projetait un retour, son état s’aggravait. Elle a finalement opté pour un changement de carrière.

« Les cas de burnout sont très différents les uns des autres, conclut Camillo Zacchia. Ils découlent parfois des demandes excessives de l’employeur, d’un manque de confiance ou d’habiletés, voire des valeurs qui s’entrechoquent. Mais quelle qu’en soit la cause, un burnout laisse des traces. Retourner dans le même environnement de travail sans que des changements aient été opérés, c’est la rechute assurée. »

500 000 Canadiens s’absentent chaque jour pour des problèmes de santé mentale liés au travail.

Source : Association canadienne pour la santé mentale (ACSM)

• Ce texte est paru dans l’édition d’avril 2015 de Conseiller. Il est aussi disponible en format PDF. Vous pouvez également consulter l’ensemble du numéro sur notre site Web.


[1] Source : Association canadienne pour la santé mentale (ACSM) [2] Institut affilié à l’Université McGill et à l’Organisation mondiale de la santé (OMS)

Hélène Roulot-Ganzmann