Servir les travailleurs autonomes

Par Didier Bert | 23 mars 2020 | Dernière mise à jour le 15 août 2023
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La clientèle des travailleurs autonomes présente des besoins particuliers, plus complexes que ceux de bien des employés salariés. Mais il peut être aussi plus compliqué de parvenir à les rejoindre, compte tenu de leur rythme de vie différent de celui des gens à horaire fixe.

Un enjeu essentiel pour les travailleurs autonomes est leur capacité à épargner à court et à long terme, alors qu’ils doivent souvent composer avec des revenus variables, voire incertains.

LE BUDGET D’ABORD

La gestion budgétaire est un point fondamental chez les travailleurs autonomes, indique Stéphane Roy, planificateur financier, conseiller en sécurité financière, représentant en épargne collective et président de Sommet groupe financier. Sa clientèle est surtout constituée de dentistes, de médecins et d’optométristes.

Les jeunes diplômés débutent souvent comme travailleurs autonomes. Par exemple, les dentistes faisant leurs premiers pas dans la profession vont soit se créer une clientèle, soit travailler comme dentistes invités dans un cabinet existant, précise M. Roy. En échange de son temps passé au cabinet, le professionnel reçoit un pourcentage de sa facturation.

« On fait comprendre à un jeune dentiste qui reçoit 10 000 $ par mois qu’il faut garder 4 000 $ pour l’impôt, car il n’est pas pris à la source, explique le planificateur financier. Il faut l’aider à budgéter ses dépenses et le remboursement de ses dettes d’études. »

C’est qu’il est courant de voir de jeunes médecins avec de 60 000 à 80 000 $ à rembourser en marge de crédit bancaire, dit-il. D’un revenu brut de 10 000 $, il peut alors ne rester qu’environ 4 000 à 5 000 $ pour les dépenses de la vie courante.

Ce travail budgétaire est l’une des premières tâches qu’un représentant doit apporter à ses clients quand ceux-ci sont travailleurs autonomes. Ils peuvent être très bien formés dans leur domaine, mais ils ont rarement suivi des cours en finances personnelles, observe M. Roy.

L’INDISPENSABLE FONDS D’URGENCE

Une fois une portion des revenus mise de côté pour les impôts et le remboursement des dettes d’études, le travailleur autonome doit alimenter son fonds d’urgence. Le compte d’épargne libre d’impôt (CELI) ou une portion de celui-ci peut le constituer; on peut y retirer un montant en étant assuré de pouvoir le remettre l’année suivante.

Une marge de crédit ouverte non utilisée peut aussi servir lors d’imprévus, assure Stéphane Roy. « Une fois la marge remboursée, je leur dis de la conserver, même si la banque souhaite la fermer, souligne M. Roy. Elle ne coûte rien à garder ouverte. En cas d’urgence – comme un toit à refaire, par exemple – elle demeure disponible sans avoir à aviser la banque. »

Le travailleur autonome doit donc apprendre à profiter des périodes fastes pour anticiper les périodes plus difficiles. Quand il a des revenus modestes, la marge de crédit peut être difficile à obtenir. « Il faut alors la demander dès que possible quand les dossiers de crédit et les revenus s’améliorent », recommande Stéphane Roy.

L’ENJEU DE L’ÉPARGNE À LONG TERME

Dès que le fonds d’urgence est constitué, il est temps de se pencher sur le régime enregistré d’épargne-retraite (REER) pour travailler à l’atteinte des buts financiers à long terme.

« Les objectifs des travailleurs autonomes ressemblent à ceux des salariés, explique Jean-François Therrien, actuaire en chef à Retraite Québec. Il faut voir la retraite comme un projet de vie, ce qui permet de savoir combien épargner. »

Mais plus encore que les salariés, les travailleurs autonomes doivent considérer le REER et le CELI comme les clés de leur épargne, poursuit-il. « Les travailleurs autonomes sont comme des salariés sans régime collectif d’employeur », dit-il. Les deux outils de placement constitueront donc leur régime de retraite.

Pour le REER, on peut y aller par étapes, suggère Stéphane Roy. Le travailleur autonome peut débuter en y cotisant en vue de se procurer un logement au bout de quelques années. Il retirera alors des montants dans le cadre du régime d’accession à la propriété. Une fois la maison achetée, il sera temps de réorienter l’usage du REER vers la préparation de la retraite.

Il est tentant pour le travailleur autonome de reporter le moment de mettre de l’argent de côté pour le long terme, alors qu’il est soumis chaque mois aux aléas de sa trésorerie.

« Quand on démarre une entreprise, l’épargne ne semble pas être une priorité, relève Jean-François Therrien. Mais il faut commencer tôt. Le temps est l’ami de l’épargnant. Plus on s’y adonne tôt, plus les sommes s’accumulent grâce à l’intérêt composé. »

L’INCORPORATION : OCCASIONS ET LIMITES

Un moyen d’économiser à long terme est de se constituer une caisse de retraite à l’intérieur de son entreprise une fois celle-ci incorporée. On fait alors acquérir par la société des placements non enregistrés. Les risques et les frais sont à la charge de l’entreprise. Toutefois, ce choix ne doit pas être exclusif.

« Ce serait une erreur de concentrer son épargne seulement sur son entreprise, souligne l’actuaire en chef de Retraite Québec. Une poursuite perdue ou un accident pourrait causer des dommages. Mieux vaut donc diversifier son épargne à travers d’autres outils. »

Une autre erreur serait de trop privilégier le versement de dividendes au lieu d’un salaire. « L’entrepreneur pourrait se verser seulement des dividendes, mais alors il ne serait pas couvert par le Régime de rentes du Québec, souligne Jean-François Therrien. On obtient la rente seulement quand on cotise. » Or, cette dernière présente l’avantage d’être une rente viagère, garantie et pleinement indexée au coût de la vie.

Les règles du RRQ sont comparables pour les salariés et pour les travailleurs autonomes. Ainsi, le travailleur autonome – qui est son propre employeur – paye la totalité du 10,8 % de cotisation que se partagent habituellement le salarié et l’employeur.

DES PROTECTIONS ADAPTÉES

En matière d’assurance, les débuts comme travailleur autonome ne laissent parfois guère de ressources pour se protéger. S’il devient invalide, il n’aura rien de l’État à titre d’assurance emploi s’il ne cotise pas. « S’il ne paie pas, il n’y a pas droit, prévient M. Roy. Il est donc important de se protéger, même avec une petite protection. » S’il cotise, il aura droit à 15 semaines de prestations de maladie, à l’instar des salariés.

L’assurance invalidité devient une priorité. Et au fur et à mesure de l’évolution de sa situation et de ses besoins, il pourra améliorer ses protections en se tournant vers des couvertures de plus en plus larges, comme l’assurance maladies graves.

Même si la vie de travailleur autonome laisse peu de temps pour s’assoir avec son conseiller, tous deux devraient se voir périodiquement pour revoir l’ensemble de la situation financière. Lorsqu’un événement survient – comme une naissance, un mariage, le décès du conjoint ou tout autre impondérable de la vie personnelle ou professionnelle – il faut vérifier le plan de retraite pour voir s’il tient toujours la route, recommande M. Therrien.

CRÉER DE L’INTÉRÊT

L’esprit indépendant des travailleurs autonomes peut rendre ardu l’accompagnement dans leur vie financière. « Les travailleurs autonomes peuvent avoir la volonté de se faire aider, mais pas trop », résume Stéphane Roy. Et la passion pour leur domaine professionnel peut les absorber au point de les fermer à l’idée de se pencher sur leurs finances, indique-t-il.

C’est notre travail de les intéresser à l’épargne et à la retraite, tout en expliquant les choses simplement, mentionne le planificateur financier. « Pour cela, je leur dis qu’à la retraite, ils n’auront rien d’autre que ce qu’ils auront mis de côté, dit-il. Ils ne sont pas assis sur un régime de retraite. »

Le rôle du conseiller est alors de faire prendre conscience de l’importance de s’intéresser un tant soit peu à leur retraite, que cela ne prend pas tellement de temps chaque année, et que cette réflexion est comparable à un soin préventif en matière de santé. « À chacun de décider de l’intérêt qu’il porte à ses investissements, mon travail devient beaucoup plus agréable avec une clientèle qui s’intéresse à leurs actifs », précise M.Roy

Il arrive que certains n’acceptent pas de s’ouvrir minimalement à ce domaine. « La dernière chose que j’aime entendre, c’est « Stéphane, je te fais confiance. Je te laisse gérer mon argent, ça ne m’intéresse pas » ». Dans ce cas, le planificateur financier dit être prêt à refuser un client totalement fermé.

S’IMPRÉGNER DE LEUR CULTURE

Pour les aider, il faut parvenir à joindre les travailleurs autonomes… ce qui n’est pas toujours facile vu qu’ils ont des horaires variables et un agenda fluctuant. Pour ce faire, Stéphane Roy délègue la prise de rendez-vous à une coordinatrice de son cabinet. Comme ses clients sont majoritairement des médecins, dentistes et optométristes, le planificateur financier a pris le parti de faire comme eux pour fixer les rencontres.

« C’est le dentiste qui va vous rappeler pour faire un nettoyage périodique. Il est rare que ce soit le client qui y pense. Alors, j’ai pris le modèle du dentiste. C’est nous qui sollicitons nos clients », explique-t-il.

Et le tête-à-tête s’inspire là aussi de ce que ses clients pratiquent au quotidien. « Quand je les rencontre, c’est à mon bureau, avec mon équipe autour de moi qui fait l’accueil… et un conseiller en placement qui suit les portefeuilles, comme un hygiéniste chez un dentiste », détaille M. Roy.

Didier Bert

Didier Bert est journaliste indépendant. Il collabore à plusieurs médias sur les thèmes de l’économie, des finances et du droit.