Élargir ses horizons – Ces Français qui ont besoin de vous

8 novembre 2016 | Dernière mise à jour le 8 novembre 2016
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Cent vingt mille Français vivent au Québec aujourd’hui. Une population généralement éduquée, diplômée et mieux nantie que la moyenne. Bref, une population qui a besoin de vos services.

Pascale Tardif est notaire sur le Plateau Mont-Royal. Sa clientèle est composée à 75 % de Français.

« Ça s’est fait par la force des choses, explique-t-elle. Parce que ma pratique est sur le Plateau, que mon ex-conjoint est Français et que cette population a de plus en plus de besoins. Et parce que nous ne sommes pas nombreux au Québec à nous spécialiser dans le droit international privé. Notre rôle est de nous plonger dans les différents textes de loi, ici et en France, pour déterminer ce qui convient le mieux tant sur le plan fiscal que civil. »

En France, chaque ascendant peut en effet léguer jusqu’à 31 865 € (47 060 $) tous les quinze ans à chacun de ses descendants directs.

Pascale Tardif

Pascale Tardif

Me Tardif explique que ses clients français lui arrivent à différents moments de leur vie. Les jeunes viennent souvent la voir parce que leurs parents leur ont fait une donation. En France, chaque ascendant peut en effet léguer jusqu’à 31 865 € (47 060 $) tous les quinze ans à chacun de ses descendants directs, une somme totalement exonérée de taxes et d’impôts.

D’autres la consultent au moment de leur premier achat immobilier ou encore lorsqu’ils ont des enfants. Plus le temps passe, plus ils se rendent compte que toutes les questions liées au patrimoine, à la succession, à la fiscalité et à l’argent dans son ensemble sont très différentes de part et d’autre de l’Atlantique.

CHOC CULTUREL

Le premier réflexe, pour un Français, est souvent d’aller voir le notaire. En France, en effet, chaque famille qui possède un tant soit peu de patrimoine a son notaire de famille, mais il est beaucoup plus rare de faire appel à un conseiller ou un planificateur financier.

« Quand on rencontre un Français en consultation pour la première fois, raconte Alexandre Hénaut, avocat chez Wellstein Mora Rodriguez International et animateur du blogue immigrationfrancequebec.com, on assiste à un véritable choc culturel. Ils croient savoir parce que les mots sont les mêmes, pourtant ça ne veut pas dire qu’ils aient la même signification. Les Français gèrent leur argent à l’instinct, comme ils ont vu leurs parents faire. Or, le système nord-américain est très différent de ce qu’ils connaissent. »

Fatima Hadji

Fatima Hadji

« En France, aller voir un conseiller ou un notaire, ça coûte très cher. Il faut commencer par briser cet a priori pour établir une relation de confiance. Ça passe par la transparence. »

Fatima Hadji

« Ce que nous appelons ici une assurance vie équivaut à une assurance décès en France, complète Fatima Hadji, planificatrice financière à la Financière Sun Life. Et ce qu’ils appellent une assurance vie, ici, on nomme ça tout simplement de l’épargne. La première chose à faire, c’est de leur expliquer tout ça. La difficulté, c’est qu’ils sont souvent très méfiants. En France, aller voir un conseiller ou un notaire, ça coûte très cher. Il faut commencer par briser cet a priori pour établir une relation de confiance. Ça passe par la transparence. »

Même constat de la part de Nathalène Chapuis, notaire et fiscaliste au cabinet de Me Stéphane Larose à Montréal. Française d’origine, elle dispose d’un double cursus notarial en France et au Québec. Elle raconte que ses clients français sont toujours surpris lorsqu’ils apprennent que rédiger un testament peut coûter aussi peu que 500 $.

Nathalène Chapuis

Nathalène Chapuis

« Un parent ne peut déshériter ses enfants. C’est ce qu’on appelle la réserve héréditaire. »

Nathalène Chapuis

RÉSERVE HÉRÉDITAIRE

« En France, peu de gens ont le réflexe de rédiger un testament, explique-t-elle. À moins d’avoir vraiment beaucoup de biens et de se trouver dans une situation matrimoniale complexe, ce n’est pas une nécessité car le testateur n’a pas une très grande marge de manœuvre. Beaucoup de choses sont prévues par la loi. Par exemple, un parent ne peut déshériter ses enfants. C’est ce qu’on appelle la réserve héréditaire. »

Les conjoints peuvent en revanche passer devant notaire pour signer une donation au dernier vivant. En conséquence de quoi, au décès du premier, le deuxième reçoit tous les biens en usufruit, même si la moitié appartient déjà aux descendants.

« Ils disposent alors d’un bien immobilier en France qu’ils ne peuvent pas vendre, souligne Fatima Hadji. Soit parce qu’un de leurs parents vit encore dedans, soit parce qu’ils en sont propriétaires au même titre que leurs frères et sœurs. Sans compter que les Français sont souvent très attachés à la pierre. C’est du cas par cas, mais je ne conseille pas forcément de vendre tous les actifs en France. Il faut y aller petit à petit. »

S’ils ont besoin de liquidités pour acheter un bien ici par exemple, cela peut être une option. Quant aux assurances vie, oui il faut les vendre. Elles ne sont pas transférables et les revenus d’épargne qu’on en tire vont être imposés au Québec, prévient l’experte.

L’illusion du retour en France

« La première question que je pose aux Français qui pénètrent dans mon bureau, raconte Fatima Hadji, c’est : est-ce que vous comptez rester ? C’est fondamental pour pouvoir mettre en place une planification. »

Sauf que la réponse n’est jamais très évidente.

« Il y a toujours une dualité, confirme Pascale Tardif. Dans les dix premières années, ils répondent souvent qu’ils ne savent pas ce qu’ils vont faire. Et puis, plus les années passent, plus ils commencent à se demander s’ils sont complètement Québécois. Et surtout s’ils seraient encore vraiment Français s’ils retournaient dans leur pays d’origine. »

Mme Hadji ajoute que l’une des plus grandes peurs des Français, même lorsqu’ils s’installent dans la durée, c’est de finalement ressentir le mal du pays. Et si, au bout d’un moment, ils décidaient de retourner en France pour leur retraite ? Raison pour laquelle ils sont réticents à vendre tout ce qu’ils ont là-bas et qu’il est difficile de les convaincre d’épargner dans des REER, par exemple.

« Il faut leur expliquer comment fonctionne chacun des outils de placement et leur faire bien comprendre qu’au final, ils pourront toujours récupérer leur argent, confie-t-elle. En planification successorale, c’est d’autant plus crucial car il est intéressant de savoir où l’on sera au décès pour prendre les bonnes décisions. Or, tous ont l’illusion de croire à un retour en France. Dans la réalité, si les enfants font leurs études ici et commencent à bâtir leur vie, le retour devient émotionnellement plus compliqué. »

18 % des Français du Québec sont à la retraite.

COOPÉRATION ET MULTIDISCIPLINARITÉ

« Je conseille en revanche à mes clients de rédiger un testament dans chaque pays où ils ont des actifs, note Bruno Georgescu, fiscaliste et président de Legataxe. Tout en faisant en sorte qu’ils ne se contredisent pas et qu’ils n’enfreignent pas une disposition légale dans un pays comme dans l’autre. On évite ainsi les problèmes d’homologation au moment du décès. »

Une nécessité encore plus grande depuis le mois d’août 2015, quand est entrée en vigueur la réforme du droit européen successoral. Depuis, les Français installés au Québec et ayant obtenu la citoyenneté canadienne peuvent choisir s’ils préfèrent que leur succession soit régie par le code civil français ou québécois.

« S’il n’y a pas de testament, ces deux droits entrent en concurrence et ça complique beaucoup les choses, explique Me Chapuis. Une partie du travail va donc être d’évaluer quel droit est le plus intéressant pour chaque client. Mais attention, je parle bien en matière civile. Pour ce qui est de la fiscalité, ça ne change rien. Les biens qui sont au Québec sont régis par la loi fiscale québécoise et ceux qui sont en France par la loi française. »

Avocats, planificateurs financiers, fiscalistes, notaires, tous s’accordent sur la complexité de telles situations, pourtant de plus en plus courantes. La solution passe donc par la coopération. Coopération entre professionnels de différentes disciplines ici, au Québec. Coopération également avec leurs confrères en France.

« Il est important que nos clients gardent un conseiller et même un notaire en France, conclut Me Tardif. Il y a énormément de règles, et elles peuvent changer souvent, en matière de fiscalité notamment. Pour nous assurer que nos clients paient le moins d’impôts possible, car c’est souvent leur but, une belle collaboration avec nos collègues en France est primordiale. »

Ces Français, qui sont-ils ?

Le nombre de Français à Montréal est estimé à 100 000, soit les deux tiers du contingent installé au Canada. Dans la Belle Province, le chiffre de 120 000 Français est communément accepté, selon le Consulat général de France à Québec. Un nombre qui est monté en flèche durant les dix dernières années. Trente mille immigrants français se sont en effet établis au Québec depuis 2005, soit la plus grande cohorte nationale devant l’Algérie, le Maroc et la Chine.

Selon une étude du ministère des Affaires étrangères et de la Maison des Français de l’étranger datant de 2013, un Français expatrié sur deux vit à l’étranger depuis plus de cinq ans et près d’un sur trois depuis plus de dix ans. Le site internet Expat.com estime quant à lui que les deux tiers des Français du Québec ont moins de 40 ans, que 24 % sont étudiants ou en stage, 46 % salariés, 19 % entrepreneurs ou indépendants. Une écrasante majorité n’a pas d’enfants et 18 % sont à la retraite.

Bruno Georgescu

Bruno Georgescu

De plus en plus de retraités

« J’ai de plus en plus de clients français qui font appel à moi parce qu’ils atteignent l’âge de la retraite, note Bruno Georgescu. Ils sont arrivés il y a vingt ou trente ans, ils ont acheté des immeubles sur le Plateau, fait des investissements, ouvert des business qu’ils ont vendues… et là, ils se retrouvent à la retraite. »

Se pose alors la question de savoir s’ils sont toujours imposés en France, notamment lorsqu’ils décaissent certaines pensions de retraite qu’ils possèdent là-bas. La réponse est non, si la personne est résidente canadienne. En revanche, les revenus qu’ils tirent de biens immobiliers, eux, vont être imposés localement.

À quelques années de la retraite, certains s’inquiètent également de savoir s’ils vont pouvoir toucher la pension correspondant à leurs années de cotisation en France. La réponse cette fois est oui, grâce à une convention entre Retraite Québec et les caisses de retraite en France.

« Pour peu qu’ils aient cotisé à Retraite Québec tous les ans, précise Fatima Hadji, leurs années d’expatriation au Québec ne sont pas perdues. »


• Ce texte est paru dans l’édition de novembre 2016 de Conseiller. Il est aussi disponible en format PDF. Vous pouvez également consulter l’ensemble du numéro sur notre site Web.