EXCLUSIF – Un représentant accusé d’avoir soutiré 10,5 M$ à un assureur

Par Christine Bouthillier | 15 Décembre 2016 | Dernière mise à jour le 16 août 2023
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Un cabinet québécois et son président sont accusés d’avoir extorqué 10,5 M$ à l’assureur ontarien Equitable Life en inventant de faux clients pour toucher des commissions.

C’est ce que soutient Equitable Life dans une requête de saisie avant jugement déposée devant la Cour supérieure au printemps dernier, dont Conseiller a obtenu copie.

Equitable Life a signé en 2015 une entente avec l’agent général Bingham Group Services (BGS) pour qu’il gère son programme d’assurance crédit collective. Ce dernier offre de l’assurance vie et santé sur des prêts, dont le prêteur est bénéficiaire. En cas de décès ou d’invalidité de l’emprunteur, la banque prêteuse est donc compensée.

La vente de ces produits était effectuée par des sous-contractants. C’est ici qu’entrent en scène BGA Groupe financier, un cabinet de Gatineau, et son président Michel Bernard. L’unique propriétaire de BGA est la Fiducie Familiale Bernard, dont le fiduciaire est Michel Bernard.

À première vue, les résultats sont concluants : 125 demandes d’assurance auraient été soumises par BGA entre septembre 2015 et avril 2016, peut-on lire dans la requête. Le cabinet aurait empoché du coup 10,5 M$ en commissions.

LE BALLON SE DÉGONFLE

Mais Equitable Life déchante assez vite. Le 20 avril 2016, un audit mené par Equitable Life aurait révélé que les primes de plusieurs demandeurs ont été payées à partir du même compte bancaire, indique l’assureur dans le document déposé au tribunal.

Impossible par ailleurs pour l’assureur d’obtenir différents documents, dont les relevés bancaires de BGA, qui auraient été demandés à Michel Bernard à plusieurs reprises.

Il aurait d’abord répondu dans un courriel : « Ces relevés sont fournis en pièce jointe. » Mais… pas de pièce jointe dans l’envoi, allègue la requête.

Relancé, le représentant aurait ensuite affirmé que le fichier était probablement trop lourd et qu’il serait renvoyé sous peu. Mais Equitable Life soutient n’avoir finalement jamais reçu les relevés.

LA CONFESSION

Confronté par des dirigeants d’Equitable Life lors d’une réunion, Michel Bernard aurait fini par craquer le 3 mai 2016.

« Il confesse et admet avoir fraudé Equitable Life, plus particulièrement d’avoir soumis de fausses demandes à BGS avec des clients bidons », peut-on lire dans le document judiciaire.

Le stratagème aurait commencé en novembre 2015. Michel Bernard aurait ainsi sélectionné des noms dans le bottin téléphonique pour créer de fausses demandes, choisissant au hasard des adresses et des banques bénéficiaires de l’assurance.

« Il ne faisait que mettre la prime dans un compte pour laisser croire qu’il s’agissait d’un vrai client et ensuite empocher les commissions », explique Matthew Bingham, président de BGS, en entrevue avec Conseiller.

Selon M. Bingham, Michel Bernard connaissait à l’époque des problèmes financiers.

Il DEVAIT 4 M$ D’IMPÔTS

« Il affirme être humilié et ne pas savoir pourquoi il a fait ça. Il reconnaît devoir 10,5 M$ à Equitable Life et dit vouloir rembourser la somme », indique la requête.

Durant la rencontre, il aurait précisé avoir utilisé la somme ainsi :

  • 4 M$ pour payer des taxes et impôts;
  • de 2,4 à 2,6 M$ investis dans des certificats de placement garanti;
  • Il serait resté vague quant aux 3,9 M$ restants, se contentant d’évoquer d’autres investissements sans préciser lesquels.

Michel Bernard aurait effectué un versement bancaire de 500 000 $ à Equitable Life le jour de la confession, puis un autre de 893 914,10 $ quelques jours plus tard. Il aurait affirmé par la suite n’avoir plus un sou pour rembourser la plaignante, allègue la requête.

Peu de temps après cette rencontre, RBC, BMO, la Banque Nationale et la Banque de développement du Canada auraient toutes confirmé à l’assureur n’avoir jamais accordé de prêts aux « clients » mentionnés sur les demandes soumises par BGA, indique la requête. Ces institutions figurent sur 105 des 125 demandes envoyées par le cabinet de Gatineau.

Des représentants d’Equitable Life se seraient également présentés à 121 des 125 adresses figurant sur ces demandes, pour constater que les clients qui y sont mentionnés n’y habitaient ou n’y travaillaient pas.

LA SAISIE ACCEPTÉE

Pour récupérer son argent (près de 7,5 M$, si l’on déduit les remboursements effectués par le défendeur et les primes reçues, totalisant 1,6 M$), Equitable Life a donc demandé au tribunal une saisie avant jugement.

Les faits allégués ont été jugés assez sérieux pour que la requête soit accordée par le juge Joel A. Silcoff le 19 mai dernier.

Equitable Life a ainsi obtenu le droit de saisir les biens de BGA, de Michel Bernard, de sa femme, sa fiducie et deux compagnies à numéro lui étant reliées, en attendant qu’un jugement final soit prononcé.

UN AUTRE ASSUREUR LÉSÉ

Mais voilà qu’en juillet, toutes les procédures judiciaires sont suspendues : BGA, Michel Bernard, ses deux fiducies et une de ses compagnies à numéro déclarent faillite.

L’ordonnance de faillite, qu’a pu consulter Conseiller, a été rendue le 29 septembre dernier et s’élève à près de 16,7 M$. Parmi les créanciers : les agences du revenu provinciale et fédérale, Equitable Life et Foresters Life. Les faillis doivent à cette dernière 11,4 M$.

En effet, BGS faisait affaire avec Foresters Life pour la vente d’assurance crédit collective avant de se tourner vers Equitable Life en septembre 2015.

« Foresters, avec d’autres, fait partie des créanciers cherchant à se faire rembourser par BGA à cause d’activités frauduleuses », confirme dans un courriel la porte-parole de l’entreprise, Lori Abbott.

Elle n’a cependant pas voulu détailler ces activités davantage, invoquant les procédures judiciaires en cours.

LA FACTURE REFILÉE À BGS

Equitable Life et Foresters ne semblent pas être les seules victimes dans cette affaire. BGS, qui était chargée de vérifier et approuver les demandes d’assurance provenant de ses sous-traitants, a fait faillite en septembre dernier.

Selon Matthew Bingham, les deux assureurs se sont tournés vers BGS pour récupérer les commissions obtenues frauduleusement, ce qui a forcé la faillite de l’entreprise en activité depuis huit ans. Equitable Life lui réclame près de 12 M$, tandis que Foresters demande 11,4 M$, indique l’avis de la faillite, sur lequel Conseiller a mis la main.

« Il y a 23 employés qui vont perdre leur emploi, déplore-t-il. C’est affreux, on m’a pris ma compagnie. Un acte diabolique a été commis. »

Il a renoncé à réclamer les sommes à BGA, se doutant que la firme serait incapable de le rembourser.

UN LONG DOSSIER

Matthew Bingham dit ne pas s’être douté de la malhonnêteté présumée de Michel Bernard.

Pourtant, le représentant a commis plusieurs infractions au cours des années. En 1999, il a été reconnu coupable par le comité de surveillance de l’Association des intermédiaires en assurance de personnes du Québec de 26 chefs portés contre lui, dont 15 lui reprochant d’avoir agi sans l’autorisation de ses clients.

En 2014, il a été condamné par le comité de discipline de la Chambre de la sécurité financière (CSF) à une amende de 5 500 $ pour ne pas s’être assuré que la demande de souscription pour un contrat d’assurance vie et invalidité soit complétée et transmise à l’assureur.

De plus, Michel Bernard fait actuellement l’objet de trois plaintes disciplinaires devant le comité de discipline de la CSF. Dans un cas, il a été reconnu coupable d’avoir donné, à trois occasions différentes, de faux renseignements à un assureur sur le formulaire de souscription d’un contrat d’assurance responsabilité professionnelle, laissant ainsi faussement croire qu’il n’avait pas fait par le passé l’objet de sanctions disciplinaires. Le dossier est en délibéré pour l’imposition des sanctions.

L’intimé est aussi en attente d’une autre décision sur culpabilité du comité de discipline de la CSF, car il est soupçonné d’avoir omis une analyse de besoins financiers ou d’en avoir produit une non conforme, d’avoir fait défaut de subordonner son intérêt personnel à celui de son client et de ne pas avoir exécuté ou d’avoir mal exécuté un mandat. L’audience doit se tenir en août 2017. Une autre plainte, dont la teneur n’a pas encore été rendue publique, a été déposée. Les dates d’audience restent à déterminer.

Michel Bernard a commencé sa pratique en 1991 comme intermédiaire de marché en assurance de personnes, puis s’est inscrit comme intermédiaire de marché en assurance de dommages en 1992. Il a obtenu pour la première fois son certificat de représentant en assurance de personnes et assurance collective de personnes en 1999, ainsi qu’un premier certificat en assurance de dommages (courtier) en 2000. Au fil des années, il a cessé d’être inscrit et a procédé à de nouvelles inscriptions à de multiples reprises dans toutes ces disciplines.

À ce jour, il ne figure plus au Registre des individus autorisés à exercer de l’AMF. À la demande de M. Bernard, l’Autorité a procédé au retrait de toutes les disciplines apparaissant à son certificat le 12 septembre 2016.

Si toute cette affaire représente des pertes colossales pour Equitable Life et Foresters Life, leurs clients sont heureusement épargnés, selon les deux assureurs. Les polices qui étaient gérées par BGS sont désormais administrées par leur assureur respectif.

« AUCUNE ALLÉGATION N’A ÉTÉ PROUVÉE »

« Il s’agit là d’un litige commercial qui a conduit à des procédures judiciaires, ce qui a mené à la faillite de BGA, déclare pour sa part l’avocat de Michel Bernard, Me Martin-André Roy. Aucune allégation n’a été prouvée. »

Il indique ne pouvoir en dire davantage « étant donné la nature des accusations », sinon que des discussions se poursuivent avec Equitable Life et Foresters Life en vue d’un règlement à l’amiable.

L’AMF a indiqué à Conseiller n’avoir aucune information au sujet de cette fraude présumée, nous référant à la CSF et aux forces policières. La police de Gatineau soutient qu’aucune accusation criminelle n’a été portée contre Michel Bernard. Impossible de savoir toutefois si elle mène enquête, ces informations étant confidentielles.

Interrogée par Conseiller, la Commission des services financiers de l’Ontario a dit ne jamais confirmer ni infirmer la tenue d’une enquête pour ne pas nuire aux démarches.

Me René Vallerand, qui représente Michel Bernard devant le comité de discipline de la CSF, a décliné notre demande d’entrevue, nous référant à Me Roy. Michel Bernard n’a pas retourné les appels de Conseiller.

Christine Bouthillier

Titulaire d’un baccalauréat en science politique et d’une maîtrise en communication de l’Université du Québec à Montréal, Christine Bouthillier est journaliste depuis 2007. Elle a débuté sa carrière dans différents hebdomadaires de la Montérégie comme journaliste, puis comme rédactrice en chef. Elle a ensuite fait le saut du côté des quotidiens. Elle a ainsi été journaliste au Journal de Montréal et directrice adjointe à l’information du journal 24 Heures. Elle travaille à Conseiller depuis 2014. Elle y est entrée comme rédactrice en chef adjointe au web, puis est devenue directrice principale de contenu de la marque (web et papier) en 2017, poste qu’elle occupe encore aujourd’hui.