Héritage : un tabou qui peut coûter cher!

Par Dominique Forget, L’actualité | 15 juin 2015 | Dernière mise à jour le 16 août 2023
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Le tabou qui entoure l’argent et la mort peut coûter cher et même mettre en péril le patrimoine familial.

Astrid a vendu son chalet dans les Laurentides, parce qu’elle en avait assez des bouchons sur l’autoroute 15. Du moins, c’est la version officielle ; celle qu’elle a donnée à la plupart de ses amis, étonnés de la voir planter une pancarte « À vendre » sur le terrain qu’elle avait toujours surnommé « mon Club Med à moi ».

« La vérité, c’est que ça m’a crevé le cœur », raconte l’avocate de 47 ans sous le sceau de la confidence. « J’avais des dettes et je n’arrivais plus à rembourser l’hypothèque », ajoute-t-elle, calée dans le fauteuil de son appartement du Plateau-Mont-Royal, noyant sa peine dans un verre de Gevrey-Chambertin premier cru.

Astrid rechigne à l’admettre, mais elle a longtemps compté sur l’héritage de son père, dentiste à la retraite, pour boucher le trou dans ses finances personnelles. Il est mort l’an dernier, à l’âge de 83 ans. Mais l’héritière est restée sur sa faim. Le paternel n’a laissé « que » 200 000 dollars et des poussières. « Les soins de fin de vie, ça coûte cher », soupire Astrid, s’avouant du même souf­fle honteuse devant sa propre cupidité. « Jamais je n’aurais voulu qu’il se prive de quoi que ce soit ! »

Le comble : le défunt, qui avait perdu sa femme plusieurs années auparavant et ne s’était jamais remarié, a légué les deux tiers de cette somme à la sœur aînée d’Astrid. « Il m’avait aidée à acheter le chalet, mais il ne m’avait pas prévenue que je serais pénalisée à sa mort à cause de ça. »

47 % DES QUÉBÉCOIS N’EN PARLENT PAS

Elle n’est pas la seule à être tombée des nues à l’ouverture d’un testament. Selon un récent sondage CROP-L’actualité, 47 % des Québécois ne parlent pas d’héritage entre parents et enfants. Un autre sondage, mené en 2012 par le Groupe Investors, révélait que les Canadiens surestiment de 50 % en moyenne la somme dont ils vont hériter.

« L’argent et la mort sont deux sujets tabous »

– Nancy Émond, notaire.

Nancy Émond, notaire qui pratique en cabinet privé depuis 27 ans à Alma et qui, depuis 7 ans, répond aussi à la ligne 1-800-NOTAIRE (mise en place par la Chambre des notaires du Québec), n’est pas étonnée de ces chiffres. « L’argent et la mort sont deux sujets tabous, dit-elle. Moi-même, j’ai perdu ma mère il y a une semaine et on est complètement dans le noir. On ne sait même pas s’il y a un testament. Elle refusait de parler de ce genre de choses. »

Me Émond reçoit régulièrement des appels de gens sous le choc. Certains viennent d’apprendre qu’ils ont été désignés comme liquidateurs testamentaires par un ami, alors qu’ils ne connaissent rien aux affaires financières du défunt. « C’est une tâche qui demande du temps et de l’énergie, souligne Me Émond. Le moins qu’on puisse faire, c’est de demander à la personne qu’on désigne si elle accepterait de nous rendre ce service. »

Les héritiers, pour leur part, sont souvent perplexes, parce qu’ils ont reçu moins que prévu… ou rien du tout. « Il n’est pas rare que des clients passent à mon cabinet pour revoir leur testament et déshériter un enfant », raconte la notaire. Parfois, ils se sont brouillés avec leur progéniture. Mais le plus souvent, ils ont trouvé l’amour, se sont remariés et désirent faire hériter leur nouveau conjoint, au détriment de leurs enfants devenus grands. « Les hommes qui se mettent en ménage sont plus prompts que les femmes à déshériter leurs enfants au profit de leur nouvelle flamme », constate Me Émond. La notaire demande à ses clients s’ils ont bien réfléchi. « Ils me répondent généralement que leurs enfants font leur vie, qu’ils n’ont pas besoin de leur argent. »

CHICANES DE FAMILLES DANS L’AIR

Les enfants ne voient pas toujours les choses du même œil. Et quand ils n’ont pas été mis dans le coup avant le décès, le terreau est fertile pour qu’éclatent les chicanes de famille. Le paternel avait-il toute sa tête au moment où il a fait son testament en faveur de sa nouvelle petite amie ? Une nièce sortie de nulle part aurait-elle exercé une pression indue sur sa tante, profitant de la solitude de la vieille dame abandonnée dans un CHSLD ? Dans le doute, des héritiers floués n’hésitent pas à entreprendre une procédure judiciaire. Quand les avocats s’en mêlent, le patrimoine peut vite partir en fumée.

« Les objets qui n’ont qu’une valeur sentimentale causent parfois le plus de chicanes »

– Me Frédéric Barriault.

Frédéric Barriault et Antoine Aylwin, avocats spécialisés en droit des successions au cabinet Fasken Martineau de Montréal, en voient de toutes les couleurs. Ils assurent tout faire pour inciter leurs clients à régler leurs différends à l’amiable, mais certains ne veulent rien entendre. « J’ai un dossier en ce moment où les frais d’avocats, toutes parties confondues, dépassent déjà les 100 000 dollars, et on n’est pas encore rendu au procès », dit Me Aylwin.

Détrompez-vous, ceux qui franchissent le seuil de ce prestigieux cabinet du centre-ville ne sont pas tous des enfants de riches prêts à s’entredéchirer pour les lingots de papa. « Il suffit de laisser une maison de quelques centaines de milliers de dollars pour attiser des jalousies, constate Me Aylwin. Les bénéficiaires ne sont pas nécessairement des gens fortunés. » Et ce ne sont pas seulement les maisons, les voitures ou les REER qui déchirent les familles. « Les objets qui n’ont qu’une valeur sentimentale causent parfois le plus de chicanes », constate Me Barriault.

Même lorsque l’harmonie règne dans la famille, Marie-Claude Riendeau, directrice générale de la fiscalité et de la planification successorale au Groupe Investors, estime qu’il vaut toujours mieux jouer la carte de la transparence. « En mettant tout sur la table, on peut s’assurer de tirer le meil­leur parti des règles fiscales », dit-elle.

Par exemple, un homme qui voudrait laisser un héritage à sa seconde femme et à ses enfants aurait avantage à léguer ses REER à sa conjointe (la somme pourra être mise à l’abri de l’impôt) et la prestation de son assurance vie (libre d’impôt) à ses enfants. « Beaucoup de gens ne con­naissent pas les règles et font l’inverse, constate Marie-Claude Riendeau. En évitant de discuter de leurs dernières volontés avec leurs proches, les testateurs laissent de l’argent filer au fisc. » Et celui-là, personne ne souhaite le voir hériter.


Cet article est d’abord paru sur le site web du magazine L’actualité le 2 mai 2015.

Dominique Forget, L’actualité