Le fisc se promène dans vos dossiers

Par Jean-François Parent | 31 octobre 2016 | Dernière mise à jour le 16 août 2023
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Toutes les informations que vous transmettez à l’Autorité des marchés financiers sur vos clients peuvent être envoyées au fisc, et ce, sans que vous ne soyez avisé. Vous êtes surpris?

Lors de la Commission des finances publiques sur le recours aux paradis fiscaux, qui s’est tenue de septembre 2015 à septembre 2016, l’Autorité des marchés financiers (AMF) nous rappelait qu’elle fournit périodiquement au fisc des données extraites de ses registres.

Cet échange de renseignements a lieu depuis la fin des années 2000, moment où le gouvernement du Québec lance plusieurs initiatives de lutte au crime financier à incidence fiscale.

« L’information ainsi communiquée touche notamment : les cabinets, sociétés autonomes, représentants autonomes inscrits en vertu de la Loi sur la distribution de produits et services financiers et les sociétés et personnes physiques inscrites en vertu de la Loi sur les valeurs mobilières », peut-on lire dans son mémoire.

Tout ce qu’un conseiller ou un cabinet transmet à l’AMF, que ce soit dans le cadre de vérifications périodiques ou d’une inspection, risque donc de se retrouver au fisc.

SANS AVERTISSEMENT

Rares sont les conseillers qui sont au courant.

« Je n’en avais aucune idée. Je ne savais même pas qu’ils en avaient le droit », reconnaît Daniel Bissonnette, président et chef de la conformité de Planifax, à Rosemère.

Moins d’étonnement du côté de Michel Mailloux, président de Mayhews, un cabinet de consultation en conformité : « Je doute que les conseillers le sachent, mais que cela existe n’est pas surprenant. Il est normal que les autorités collaborent. »

C’est d’ailleurs ce qu’explique Sylvain Théberge, porte-parole de l’AMF, dans un courriel à Conseiller :

« Dans le cadre du programme d’actions concertées contre les crimes économiques et financiers du gouvernement du Québec, l’AMF et l’Agence du revenu ont mis en place des mécanismes encadrant le partage d’informations. »

Et l’AMF n’a pas à informer quiconque des renseignements qu’elle transmet au fisc, précise M. Théberge.

L’article 297.1 de la Loi sur les valeurs mobilières (LVM) est clair : « L’Autorité peut également communiquer au ministre du Revenu, sans le consentement de la personne concernée, tout renseignement, y compris un renseignement personnel, lorsqu’il y a des motifs raisonnables de croire que cette personne a commis ou est sur le point de commettre une infraction à la LVM qui peut avoir une incidence sur l’application ou l’exécution d’une loi fiscale ».

LES CONSEILLERS RESPONSABLES

« C’est au conseiller de s’assurer de la légitimité de ce que son client fait », explique Michel Mailloux.

Si un représentant ressent un malaise face aux activités de son client, tel un transfert de fonds douteux, il est légalement tenu d’en informer le fisc, ou encore le Centre d’analyse des opérations et déclarations financières (CANAFE).

En audience parlementaire, Sylvain Perrault, chef de la conformité du Mouvement Desjardins, expliquait que « si vous avez un soupçon qu’il peut même y avoir une tentative d’évasion fiscale, vous devez le rapporter aux autorités. Dans le doute, on rapporte. »

Évidemment, le conseiller ou le cabinet qui aide un client à frauder l’impôt – donc à faire de l’évasion fiscale, s’expose à des sanctions.

L’article 238 de la Loi de l’impôt sur le revenu, par exemple, prévoit une amende allant de 1000 $ à 25000$ et jusqu’à un an de prison pour l’évasion fiscale pour le conseiller comme le contribuable. Ce dernier risque en plus de se voir imposer jusqu’à deux fois le montant des impôts dus. L’Agence du revenu du Canada (ARC) peut également invoquer des dispositions du Code criminel pour poursuivre les fraudeurs et ceux qui les ont aidés.

Dans les cas liés au blanchiment d’argent et au financement du terrorisme, le Règlement sur les pénalités administratives — recyclage des produits de la criminalité et financement des activités terroristes du CANAFE prévoit un barème de pénalités selon la gravité de la violation :

  • violation mineure : de 1 $ à 1 000 $ par violation
  • violation grave : de 1 $ à 100 000 $ par violation
  • violation très grave : de 1 $ à 100 000 $ par violation pour une personne, et de 1 $ à 500 000 $ par violation pour une entité (comme une compagnie constituée en personne morale)

ET L’ÉVITEMENT FISCAL?

Les règles sont floues pour le conseiller en matière d’évitement fiscal. D’autant plus que le Canada est signataire de 92 traités avec des paradis fiscaux

L’évitement fiscal « correspond à des interprétations de la loi qui sont à la limite de la légalité. L’opération d’évitement ne contrevient à aucune règle particulière de la loi, mais elle est non conforme à l’esprit de la loi », écrit le sous-ministre Luc Monty dans le mémoire du ministère des Finances déposé en commission parlementaire.

« Au plan de la conformité, il n’existe pas de règles encadrant le recours aux paradis fiscaux pour payer moins d’impôts. C’est au conseiller, ou au cabinet, de voir s’il est à l’aise avec une telle stratégie », relate Michel Mailloux.

Le vice-président des affaires juridiques et chef de la conformité d’un grand cabinet de services financiers, qui a requis l’anonymat, le confirme : « Il n’y a absolument aucune disposition, dans les règles de conformité, portant sur l’évitement fiscal. On n’en parle jamais. »

Le juriste explique en outre qu’en matière disciplinaire, monter une preuve contre un conseiller est relativement difficile. « C’est une question de faits : est-ce que le conseiller savait que son client voulait faire de l’évasion fiscale? Et qu’a-t-il fait une fois qu’il l’a constaté? »

Cela étant, « rien ne justifie, à mes yeux, d’ouvrir un compte aux Bahamas. On rétorque toujours que ça facilite les choses, mais c’est moins vrai aujourd’hui : on peut faire un transfert de fonds en un rien de temps partout dans le monde », ajoute celui qui compte vingt ans de pratique dans l’industrie financière.

PEU DE SANCTIONS PRONONCÉES

Rares sont les conseillers qui ont été punis pour leur implication dans de tels stratagèmes fiscaux.

La seule cause d’évitement fiscal jugée par le comité de discipline de la Chambre de la sécurité financière est celle qui l’opposait à Michel Marcoux. Ce dernier a fait face à sept chefs d’accusation concernant un processus d’évitement fiscal allégué en 2011. Mais le tribunal disciplinaire a rejeté tous les chefs, estimant que « si un consommateur ne souhaite pas révéler ses informations personnelles ou financières […] il n’agit pas nécessairement alors illégalement. Un tel comportement […] ne crée pas de présomption d’illégalité ou de malhonnêteté ».

« À ma connaissance, aucune autre cause disciplinaire impliquant de l’évitement fiscal n’a jamais été jugée au Québec », constate Me Patrick Ouellet, avocat du cabinet Woods, spécialiste du litige disciplinaire.

Pour sa part, l’AMF ne traite pas des questions d’évitement fiscal.

« Cela ne relève pas de la responsabilité de l’Autorité, mais bien des agences du revenu », écrit Sylvain Théberge.

Chez les institutions financières elles-mêmes, le seul exemple québécois est celui de Valeurs mobilières Desjardins, qui a limogé neuf conseillers en placement en 2011, alléguant qu’ils avaient omis de divulguer avoir fait des opérations aux Bahamas pour le compte de leurs clients.

La plupart de ces conseillers poursuivent aujourd’hui VMD pour congédiement injustifié. Le tribunal a donné raison à certains d’entre eux, mais Desjardins fait appel du jugement.

Ainsi, les conseillers impliqués dans des stratagèmes d’évitement fiscal ne risquent pas grand-chose au point de vue légal ou de la conformité, mais leur employeur pourrait juger que cela représente un risque pour leur réputation et entamer des procédures à leur endroit.

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Jean-François Parent