L’illusion de la lutte à l’évasion fiscale

Par Jean-François Parent | 17 mai 2018 | Dernière mise à jour le 15 août 2023
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Andriy Popov / 123rf

N’importe quel chef financier d’entreprise constatant des pertes de revenus aussi importantes que celles causées par l’évasion fiscale s’empresserait de colmater les brèches et de virer les responsables. Mais pas dans les pays du G20, d’où fuit environ un quart de la richesse des plus nantis vers les rivages des îles Caïmans, anglo-normandes ou des Bahamas.

C’est l’une des nombreuses conclusions chiffrées que tire l’économiste Gabriel Zucman dans son enquête sur les paradis fiscaux La richesse cachée des nations.

« Depuis que les pays du G20 ont annoncé qu’ils resserraient les contrôles fiscaux, l’évasion a augmenté », explique le chercheur de l’Université Berkeley, en Californie, en entrevue avec Conseiller. La proportion d’actif étranger dans le secteur de la gestion de fortune suisse a ainsi augmenté de 25 % entre 2009 et 2014. Et pour l’auteur, l’essentiel de ce qui provient de l’extérieur du pays y a été placé afin d’éviter l’impôt.

DES DONNÉES ABSENTES

L’un des défis est l’absence de données précises sur l’étendue du problème. L’enquête de M. Zucman arrive à en fournir en croisant les données publiées par les banques centrales avec celles sur les fortunes privées établies dans les deux grands paradis fiscaux qui sont relativement transparents, la Suisse et le Luxembourg.

L’auteur recoupe ensuite ces informations avec celles des documents divulgués par les Panama Papers, LuxLeaks et autres SwissLeaks.

On peut ainsi donner corps au phénomène : environ 8 % du patrimoine financier mondial, soit 12 000 milliards de dollars canadiens, est caché dans les paradis fiscaux. Les riches dissimulent environ le quart de leurs avoirs au fisc. La lutte à l’évasion est donc un coup d’épée dans l’eau, selon Gabriel Zucman, et les sommes soustraites aux autorités fiscales sont en croissance.

Au total, quelque 200 G$ CA en recettes fiscales sont perdus chaque année à l’échelle mondiale.

UN MARCHÉ D’OFFRE

L’une des révélations des Panama Papers, c’est que « l’évasion fiscale est un marché d’offre, et non pas de demande », selon Gabriel Zucman. Les États permettant le secret bancaire et réfractaires à collaborer à la lutte contre l’évasion rivalisent d’ingéniosité pour attirer à eux des sommes colossales. Grâce aux Panama Papers, on peut comprendre concrètement comment fonctionne l’évasion fiscale, contre laquelle la carotte n’a que peu d’effets, révèle l’auteur.

D’abord, parce que la plupart des mécanismes mis sur pied par les pays du G20 reposent sur des mesures volontaires. De plus, dès qu’on resserre les règles, « les sommes échappant au fisc transitent ailleurs ».

De 2009 à 2014, l’actif sous gestion de fortune transfrontalière à Singapour, où les taux d’imposition sont très bas, a augmenté de 20 %, indique Gabriel Zucman. De même, à Hong Kong, il a explosé, triplant presque pour s’établir à 16 % du total de l’actif sous gestion du territoire.

La croissance perdue dans un pays se retrouve ailleurs, l’essentiel des gestionnaires de fortune établis dans les paradis fiscaux étant des filiales de grandes banques mondiales.

Gabriel Zucman

Gabriel Zucman

TROIS SOLUTIONS

D’où les trois mesures proposées par M. Zucman : un registre mondial des titres financiers, l’impôt sur les profits mondiaux des entreprises prélevé sur une base nationale, et un régime de sanctions contre les paradis fiscaux qui ne collaborent pas à la lutte à l’évasion.

« Ce sont toutes des mesures importantes, mais certaines sont davantage des solutions à moyen terme, comme le registre des titres. Dans l’immédiat, des sanctions contre les juridictions qui restent opaques peuvent générer des résultats rapidement. »

C’est qu’à l’opposé de la carotte, le bâton produit des résultats. Gabriel Zucman cite l’exemple américain du Foreign Account Tax Compliance Act (FATCA), qui exige qu’une banque d’un pays tiers remette au fisc américain 30 % des rendements obtenus par les sommes gérées pour le compte d’un citoyen américain.

« Et l’imposition de tarifs douaniers aux paradis fiscaux qui refusent de divulguer qui sont les bénéficiaires des centaines de milliers de sociétés-écrans présentes sur leur territoire est à envisager. Il faut punir les institutions financières et les pays qui favorisent l’évasion », poursuit-il. Ces derniers ont beau être des géants financiers, ils sont des nains économiques et politiques.

Les Américains sévissent déjà contre les banques, telles UBS et HSBC, condamnées à des amendes dépassant le milliard de dollars pour avoir favorisé l’évasion fiscale. Serrer la vis aux paradis fiscaux avec des sanctions économiques, ou des restrictions sur les mouvements de capitaux, voire de leurs ressortissants, est dans l’ordre du possible, estime Gabriel Zucman.

IDENTIFIER LES BÉNÉFICIAIRES

Un registre mondial des titres financiers — obligations, actions, bons du Trésor — est une autre façon de retracer leurs bénéficiaires réels et ainsi de débusquer les fraudeurs fiscaux.

« Les États-Unis et le Luxembourg en ont déjà, détenus par des sociétés privées. Il s’agit de les généraliser [et de les nationaliser] », souligne M. Zucman.

Car ces 12 000 G$ CA soustraits au fisc sont généralement investis dans les marchés financiers traditionnels. Et si l’on prend l’exemple des produits dérivés, dont les bénéficiaires réels sont de mieux en mieux connus depuis la crise de 2008, la solution d’un registre mondial est praticable.

Une solution existe déjà dans au moins un autre domaine; l’essentiel du parc immobilier mondial est inscrit dans des registres publics, détenus par les pouvoirs publics.

Quant aux sociétés, des gains rapides pourraient être réalisés si chaque État faisait sa part en imposant les revenus qu’elles engrangent à l’intérieur de ses frontières. Par exemple, « si Apple déclare 50 G$ de profits mondiaux et que 10 % de ses ventes ont été réalisées en Allemagne, alors l’Allemagne imposera 10 % des profits mondiaux », illustre l’auteur.

On enlève ainsi à Apple la possibilité d’attribuer ses profits à une filiale située dans une juridiction fiscalement plus laxiste.

livre_la_richesse_cachee_des_nations_gabriel_zucman_couverture_100x150Au final, Gabriel Zucman dit « avoir confiance » que les choses peuvent s’améliorer. « Plusieurs lois mettant fin au secret bancaire entrent en vigueur cette année dans les pays du G20. C’était quelque chose d’impensable il y a 10 ans. Ça démontre que des progrès peuvent être faits, rapidement, et c’est source d’espoir », conclut-il.


Gabriel Zucman, La richesse cachée des nations, Seuil, 2017, 144 pages.

Jean-François Parent