L’incorporation des conseillers renvoyée aux calendes grecques

Par Gérard Bérubé | 9 janvier 2018 | Dernière mise à jour le 15 août 2023
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Sergey Nivens / 123RF

Le projet de loi141 est resté muet quant à l’incorporation des conseillers en épargne collective. Et pour le ministre des ­Finances, le dossier est clos. Seule réjouissance au chapitre de la rémunération : le partage des commissions est rétabli.

Commentant le ­Projet de loi visant principalement à améliorer l’encadrement du secteur financier, la protection des dépôts d’argent et le régime de fonctionnement des institutions financières, déposé l’automne dernier, ­Gino ­Savard y va d’une allégorie. « ­Le projet d’incorporation des conseillers en épargne collective n’est pas mort et enterré, mais le corps n’est pas chaud. »

Et avec la réforme fiscale lancée par le ministre fédéral des ­Finances ­Bill ­Morneau braquant les projecteurs sur les sociétés privées et l’incorporation des professionnels, « la conjoncture n’est pas favorable présentement pour relancer le débat », ajoute le président de ­MICA ­Cabinets de services financiers.

D’autant que pour le gouvernement québécois, la question de l’incorporation des conseillers en épargne collective est close, indique le ministère des ­Finances.

Les conseillers soumis à la ­Loi sur les valeurs mobilières (LVM), contrairement à leurs confrères soumis à la ­Loi sur la distribution de produits et services financiers (LDPSF) comme les conseillers en sécurité financière et les planificateurs financiers, ne peuvent se constituer en société par actions. L’iniquité qu’ils dénoncent demeure donc sans réponse. Et le sujet n’est pas abordé dans le projet de loi141.

« Le projet de loi 141 ramène la clarté qui prévalait avant septembre 2009.»

Francys ­Brown, avocat fiscaliste au cabinet ­Demers ­Beaulne

BRÈCHE COLMATÉE 

« ­Bonne nouvelle toutefois, le projet de loi vient préciser le modèle d’affaires actuel. Le processus de partage des commissions entre le conseiller et le cabinet est réintroduit. C’est clair. »

Gino ­Savard fait ici référence à l’autre grand point de friction : l’impossibilité de partager la commission d’un représentant en épargne collective avec sa corporation inscrite dans une autre discipline (l’assurance de personnes, par exemple).

« ­Le projet de loi141, s’il est adopté, réintroduira la possibilité d’un partage de commission entre un inscrit régi par la ­LVM et un inscrit régi par la ­LDPSF », confirme l’Autorité des marchés financiers (AMF).

À l’origine, le flou est venu du transfert d’une législation à une autre, explique l’AMF. Du 1er octobre 1999 au 27 septembre 2009, les disciplines de courtage en épargne collective et en plans de bourses d’études étaient assujetties à la ­LDPSF. Les disciplines dans le domaine des valeurs mobilières sont ensuite passées dans le giron de la ­LVM. Un courtier en épargne collective ou en plans de bourses d’études ne pouvait plus se prévaloir des modalités de la ­LDPSF pour partager sa commission avec un cabinet inscrit dans une autre discipline.

L’Autorité a confirmé cet état de fait dans un avis publié en janvier 2016 après avoir reçu des plaintes dénonçant le versement d’une rémunération obtenue en valeurs mobilières à une société non inscrite en vertu de la ­LVM. Une pratique que les dénonciateurs considéraient inéquitable, notamment envers les conseillers en épargne collective qui n’étaient pas inscrits dans une autre discipline.

Les experts

  • Flavio Vani

    Flavio Vani

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    Francys Brown

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    Gino Savard

Puis est arrivé le ­Plan économique du ­Québec, déposé en mars 2016, dans lequel le gouvernement manifestait son intention de modifier la loi de façon à donner la possibilité à une société inscrite en vertu de la ­LVM de partager sa rémunération avec une société relevant de la ­LDPSF.

Dans l’attente des changements, l’AMF s’est confinée au statu quo. « ­Dans le cadre de ses inspections, l’Autorité continue de soulever la pratique du versement de la rémunération découlant d’activités dans le secteur des valeurs mobilières à une personne non inscrite en vertu de la ­LVM comme un manquement.

L’Autorité ne demande cependant pas une correction immédiate de ce manquement, étant donné l’annonce du ­Plan économique, et les sociétés pour lesquelles ce manquement est soulevé lors d’une inspection ne sont pas non plus tenues à une correction immédiate de la situation. »

DES CONSÉQUENCES FISCALES 

Francys ­Brown, avocat fiscaliste au cabinet ­Demers ­Beaulne, voit dans cette hésitation l’existence d’un flou réglementaire en valeurs mobilières. Et l’interprétation que l’on fait de ce flou a une incidence fiscale.

« ­Il y a une différence à faire entre le fiscal et le légal. Si l’on observe une souplesse du point de vue légal, les règles d’attribution [pour empêcher le fractionnement du revenu] s’appliquent tout de même. Mais il s’agit d’une pratique répandue et les autorités fiscales n’en ont pas fait un cheval de bataille », ­dit-il. Le spécialiste estime que du point de vue réglementaire, le projet de loi 141 ramène la clarté qui prévalait avant septembre 2009.

L’AMF serait chargée de déterminer les modalités de partage de la commission et les règles relatives à sa consignation au registre des commissions, devant contenir certaines informations spécifiques. ­Est-ce que la réforme fiscale de ­Bill ­Morneau viendra influencer le régulateur ?

« ­Nous ne pouvons répondre à cette question. Le projet de loi141 expose la position du gouvernement, non celle de l’Autorité », répond l’institution. Et ce projet de loi a germé bien avant la sortie du ministre fédéral des ­Finances, ­ajoute-t-on.

Quant à l’esprit avec lequel l’AMF entend exercer ce rôle, si le projet de loi141 est retenu en l’état, « l’Autorité pourra adopter un règlement dont les dispositions risquent d’être similaires à celles qui existent en vertu de la ­LDPSF afin de fixer les modalités de partage de la commission », répond l’organisme de réglementation.

À l’instar de ­Gino ­Savard, ­Flavio ­Vani, président de l’Association professionnelle des conseillers en services financiers, applaudit le rétablissement du partage des commissions, mais déplore que le travailleur autonome qui n’aurait pas constitué de société n’y ait pas droit.

« Le ­casse-tête administratif devient d’autant plus lourd que plusieurs conseillers sont multidisciplinaires.»

Flavio ­Vani, président de l’Association professionnelle des conseillers en services financiers

ET L’INCORPORATION? 

Pourquoi le ministère québécois des ­Finances ­a-t-il fermé la porte à l’incorporation des conseillers en épargne collective ? ­Les arguments évoqués par ce dernier sont plutôt indirects.

« ­Les lois ont été revues pour les moderniser selon les principes directeurs suivants :

  • Protection et promotion sans compromis de l’intérêt du consommateur, notamment en améliorant l’efficacité et en simplifiant la structure d’encadrement
  • Renforcer la responsabilité des fabricants de produits financiers
  • Augmenter la compétitivité entre les fournisseurs de produits et services financiers dans l’intérêt des consommateurs et pour répondre à leurs besoins
  • Moderniser l’encadrement pour s’adapter à l’évolution de l’industrie.

Nous prenons très au sérieux les questions qui ont été soulevées, notamment en ce qui concerne la protection du consommateur, qui demeure l’objectif principal du projet de loi », ­indique-t-on au ministère des ­Finances pour toute réponse.

Francys ­Brown croit également que la réserve manifestée par le gouvernement reflète une préoccupation quant à la protection des épargnants. Le fait de s’incorporer pourrait affaiblir la portée de la responsabilité individuelle du conseiller et ouvrirait la porte à une hausse des manquements.

Mais pour avoir travaillé sur ce dossier, l’avocat fiscaliste n’écarte pas non plus l’effet d’un certain lobby venant d’institutions financières, qui préféreraient traiter avec un individu plutôt qu’une corporation et ainsi maintenir une relation ­employeur-employé, avec une rémunération sous forme de salaire plutôt qu’à commission. Dans un tel type de relation, elles peuvent notamment mettre l’accent sur la vente de leurs produits maison.

Du strict point de vue fiscal, la question de savoir si un particulier qui fournit des services à une société le fait à titre d’employé ou d’entrepreneur indépendant est une cause fréquente de litige au ­Canada. Les lois provinciales et fédérale de l’impôt sur le revenu comportent des dispositions en matière d’évitement fiscal visant à empêcher les particuliers considérés comme des employés de bénéficier d’avantages fiscaux en se constituant en société pour offrir des services financiers à un client qui serait en réalité leur employeur.

Gino ­Savard est plus catégorique. « ­Il n’y a aucune raison fondamentale derrière le refus de permettre l’incorporation en épargne collective, si ce n’est que la majorité de ces conseillers pratiquent au sein des banques. Elles ne veulent pas l’incorporation. Elles ne veulent pas faire affaire avec le cabinet du conseiller. »

En interdisant l’incorporation en épargne collective, le ­casse-tête administratif devient d’autant plus lourd que plusieurs conseillers sont mutidisciplinaires, déplore ­Flavio ­Vani. Ils doivent donc administrer leur pratique de façon différente d’une discipline à l’autre, selon la juridiction sous laquelle tombent les activités exercées.

« Le projet d’incorporation des conseillers en épargne collective n’est pas mort et enterré. Mais le corps n’est pas chaud.»

Gino ­Savard, président de ­MICA ­ Cabinets de services financiers

Gino ­Savard en a fait un cheval de bataille. « ­Si le gouvernement provincial pense qu’il y a abus, qu’il modifie les règles comme a voulu le faire ­Bill ­Morneau! ­

Mais je trouve illogique qu’un conseiller en épargne collective ne puisse s’incorporer, contrairement aux conseillers en sécurité financière, aux planificateurs financiers, à ses pairs d’autres provinces et à tous les autres professionnels. Il est déjà difficile d’avoir de la relève et de transférer son bloc d’affaires… ­Où ­dois-je classer une clientèle hybride, qui détient des fonds d’investissement et des fonds distincts ? » ­demande-t-il.

De plus, un représentant ne ­pourrait-il pas être tenté de favoriser les fonds distincts pour recevoir sa rémunération dans une société ? ­illustre-t-il.

Le président de ­MICA rappelle que seules deux provinces, l’Alberta et le ­Québec, ne permettent pas l’incorporation des représentants en épargne collective. Et pour l’instant, la situation ne semble pas en voie de changer.

Projet de loi 141, page 446

« 160.1.1. Le courtier inscrit à titre de courtier en épargne collective ou de courtier en plans de bourses d’études ne peut partager la commission qu’il reçoit qu’avec un autre courtier ou conseiller régi par la présente loi, un cabinet, un représentant autonome ou une société autonome régie par la ­Loi sur la distribution de produits et services financiers (chapitre ­D-9.2), un titulaire de permis de courtier ou d’agence régi par la ­Loi sur le courtage immobilier (chapitre ­C-73.2), un courtier ou un conseiller régi par la ­Loi sur les instruments dérivés (chapitre ­I-14.01), une institution de dépôts autorisée en vertu de la ­Loi sur les institutions de dépôts et la protection des dépôts (chapitre ­A-26), un assureur autorisé en vertu de la ­Loi sur les assureurs […] ou une fédération au sens de la ­Loi sur les coopératives de services financiers (chapitre ­C-67.3).

Le partage s’effectue selon les modalités déterminées par règlement de l’Autorité. Le courtier inscrit dans un registre, conformément au règlement, tout partage de commission. »


• Ce texte est paru dans l’édition de janvier 2018 de Conseiller.

Gérard Bérubé