Servir une clientèle de plus en plus cosmopolite

Par Claude Couillard | 19 juillet 2016 | Dernière mise à jour le 15 août 2023
12 minutes de lecture

• Ce texte est paru dans l’édition de février 2004 de Conseiller. Il est aussi disponible en format PDF. Vous pouvez également consulter l’ensemble du numéro sur notre site Web.


Le visage ethnique et linguistique de la grande région de Montréal, et peu à peu du Québec, change à vue d’oeil. Une réalité fascinante, parfois sensible, avec laquelle se familiarisent un nombre croissant de conseillers en placement.Comment s’y prennent-ils? C’est ce qu’a cherché à savoir Objectif Conseiller.

Les 55 conseillers de la succursale du boulevard Décarie à Montréal du Groupe Investors proviennent d’au moins trois continents en plus de l’Amérique : l’Asie, l’Europe et l’Afrique. Située dans l’un des quartiers les plus multiculturels de la métropole, sa clientèle l’est forcément. «C’est comme les Nations Unies!» s’exclame la directrice, Liane Chacra, ellemême d’origine allemande. Pour sa part, Suzie Mondésir a été conseillère pendant sept ans à une caisse populaire du quartier Saint-Michel, où se retrouve une forte concentration de gens aux racines haïtiennes, latinoaméricaines et italiennes. Des exceptions dans le paysage financier québécois? C’est plutôt de plus en plus la règle. Car le Québec compte désormais plus d’allophones que d’anglophones. Soit 732 000 au dernier recensement de 2001. Ce revirement démographique s’est confirmé quelque part entre 1991 et 1996, a constaté Statistique Canada. La population allophone a grimpé de 6,6 % pendant ce court intervalle de cinq ans. Si bien qu’un Montréalais sur cinq est désormais issu de l’immigration récente. Un segment important – et grandissant – d’investisseurs que ne peuvent ignorer les professionnels des services financiers. Et qu’ils doivent apprendre à connaître.

Suzie Mondésir, directrice, Gestion des avoirs et services aux particuliers, de la Caisse d’économie Desjardins de l’Aéronautique. En arrière-plan, ses collègues Thomas Jolin, conseiller en finances personnelles, et Sandra Weinstein, planificatrice financière.

Suzie Mondésir, directrice, Gestion des avoirs et services aux particuliers, de la Caisse d’économie Desjardins de l’Aéronautique. En arrière-plan, ses collègues Thomas Jolin, conseiller en finances personnelles, et Sandra Weinstein, planificatrice financière.

Lorsque Mme Mondésir visitait ses clients de souche italienne, elle a vite compris qu’il ne fallait pas refuser le café qu’on lui offrait. Un signe d’acceptation, précise cette jeune Montréalaise née à Haïti. Son secret? «J’avais des amis de descendance italienne qui me refilaient des trucs.» Une bonne part de sa clientèle ne parlait pratiquement pas le français. «Parfois, on communiquait carrément par des gestes!» se souvient-elle. La coexistence de quelque 75 communautés culturelles dans l’agglomération montréalaise ne signifie pas pour autant qu’il faille se mettre à l’ourdou, à l’arabe classique ou au mandarin, s’accordent à dire les conseillers interviewés. «Ce qui importe au départ, c’est d’être bilingue anglais-français», considère Gaétan Veillette, planificateur financier de la Rive-Sud. Quinze pour cent de sa clientèle se compose de néo-Québécois, principalement d’origines asiatique et italienne. Comme plusieurs de ses collègues, il utilise souvent l’anglais comme langue commune.

Plus pratique encore que la maîtrise de langues étrangères : savoir décoder le non-verbal, soutient Mme Mondésir. «Pour savoir quand cesser de parler ou, au contraire, quand fournir plus de détails.»

INVITÉE À DES MARIAGES ITALIENS!

À l’instar de nombreux concurrents, le Mouvement Desjardins entend consacrer plus de ressources au développement du marché allophone. «Nous n’avons pas assez exploité ce phénomène naturel», admet Jean-Pierre Beaudry, porteparole de l’institution. La stratégie du Mouvement se déploie sur plusieurs fronts. À commencer par le marketing. Sans aller jusqu’à traduire son site Web en chinois, comme l’a fait la CIBC, l’institution préférée des Québécois de souche veut par contre accroître sa visibilité dans les nombreux événements et médias ethniques, sous forme de commandites, d’aides diverses, de bourses, etc., une pratique courante dans l’industrie.

«J’ai un collègue représentant d’origine grecque qui animait des chroniques sur la planification financière dans sa langue maternelle, illustre M. Veillette. Cela touche un public très ciblé.» Investors a quant à elle fait paraître des articles en chinois dans des périodiques sino-montréalais. Desjardins espère par ailleurs diversifier son personnel, à la faveur des départs massifs à la retraite qui pointent à l’horizon. «C’est certain que les conseillers vont aussi attirer les gens de leur pays d’origine», affirme Mme Chacra. À son arrivée, en 1995, Mme Mondésir était la seule employée noire de sa caisse. «Les dirigeants ont compris qu’il fallait avoir un personnel assez diversifié pour percer un marché cosmopolite. Je pense qu’aujourd’hui les preuves sont faites.» Depuis un an directrice, Gestion des avoirs et services aux particuliers, de la Caisse d’économie Desjardins de l’Aéronautique, elle gère une équipe de 11 conseillers, répartis dans cinq points de service de Saint-Laurent et de Dorval. Elle a recruté récemment une candidate d’ascendance russe. Pour ses origines? Non, réplique-t-elle sans hésiter. Pour ses compétences. «J’ai aussi engagé trois Québécois de souche au cours de la dernière année, relate-t-elle. Ce que je cherche davantage, ce sont des personnes ouvertes d’esprit, assez fortes pour percer notre marché visé.»

Étonnamment, la formation donnée au personnel des institutions financières sur la pluralité culturelle reste à peu près inexistante. «Ça fait partie de nos projets, informe Jean-Pierre Beaudry du Mouvement Desjardins. Quand un conseiller ne connaît pas les codes, il peut être un peu dérouté.» Un exemple? L’investisseur québécois de souche n’hésite pas à divulguer son portrait financier, «tandis qu’avec les membres des communautés culturelles plusieurs rencontres seront souvent nécessaires pour qu’ils se dévoilent», nous fait observer Mme Mondésir. Des sujets à éviter? La religion, la politique. «Peser ses mots et se garder d’émettre des opinions », conseille-t-elle.

«Je pense que l’on apprend avec le temps», enchaîne Mme Chacra du Groupe Investors, qui insiste sur le respect de la différence. «Par exemple, certains musulmans ne peuvent pas accepter de revenus sous forme d’intérêts. Seulement des gains en capital.» Difficile à deviner… «Heureusement, le client se charge souvent lui-même de le préciser», souligne-t-elle.

La première règle que s’est donnée M. Veillette est de questionner beaucoup le client. A-t-il une entreprise, des avoirs, des revenus à l’étranger? A-t-il des impôts à régler ailleurs? Quel est son statut au Canada? «Quand on leur explique notre démarche et notre mode de fonctionnement, dit-il, ils partagent rapidement cette information.»

Mme Mondésir a même enrichi sur les bancs d’université ses connaissances en matière de multiculturalisme, une initiative rare. «J’ai fait un certificat en diversité culturelle à l’UQAM, raconte-t-elle. Ça m’a permis d’en connaître plus sur les divers groupes, là où il faut faire attention, etc.» Autant de trucs qui l’ont aidée à percer davantage ce marché. À son avis, un pair désireux de desservir cette clientèle doit mettre de côté ses préjugés. «La communauté chinoise, par exemple, démontre une très grande capacité d’épargne. Pour y parvenir, les familles vivent ensemble. C’est important de respecter ce choix», insiste-telle. «Connaître l’être avant de gérer son avoir», comme elle le résume si bien. Cette philosophie l’a même amenée à assister à des mariages de clients d’origine italienne ou haïtienne le week-end! «Ces invitations sont un signe d’acceptation et elles constituent un bon moyen de rejoindre leurs familles.» Une tradition jamais observée chez ses clients québécois «pure laine».

Gaétan Veillette, planificateur financier

Gaétan Veillette, planificateur financier

DES ALLOPHONES PLUS RICHES

Au-delà des facteurs socioculturels, nombre d’investisseurs néo-québécois éprouvent des besoins financiers particuliers. «Souvent, ils détiennent des biens à l’étranger, explique M. Veillette. Il leur faut connaître l’environnement économique et fiscal du Canada et du Québec. À cet égard, ils ont grandement besoin de conseils.» Il cite l’exemple d’un couple originaire de Hong-Kong, détenteur de titres immobiliers évalués à un million de dollars. Le planificateur financier longueuillois lui recommanderait de rédiger un testament prévoyant la création d’une fiducie, dans le but de permettre à la génération suivante d’épargner chaque année jusqu’à 3 000 dollars d’impôt. «Les gens de plusieurs pays n’ont pas l’habitude de faire un testament. En Chine, il est verbal, une sorte de pacte basé sur la tradition et la culture familiales.» Dans bien des cas, les enfants, plus familiers avec notre langue et nos moeurs, deviendront alors d’excellents intermédiaires. M. Veillette recommande à ses confrères de développer une expertise en opérations transfrontalières et en migration des biens et des capitaux, connaissances qui s’avéreront plus qu’utiles pour traiter ce type de dossiers. Or Mme Chacra décèle peu de différences entre les produits financiers favoris de ses investisseurs, quelle que soit leur provenance. Plus que la culture d’origine, l’éducation serait, selon elle, le facteur déterminant. «Les investisseurs plus âgés, même québécois de souche, vont préférer les intérêts aux gains en capital ou aux dividendes. Un client plus jeune sera souvent plus ouvert.»

Ainsi, si plusieurs Montréalais originaires de Chine préfèrent les placements sûrs, elle a également vu des ingénieurs de la même patrie être présents sur les marchés boursiers. «Le Québécois francophone préfère un portefeuille équilibré, qui rapporte intérêts, dividendes et gains en capital. Un nouvel arrivant se montrera en général plus prudent dans les trois à cinq premières années. Cela change dès que sa situation professionnelle et familiale se stabilise et qu’il décide de rester.»

Les allophones détiennent en général plus d’actifs que leurs compatriotes francophones. Beaucoup plus? «Oui», précise d’emblée Mme Chacra. «Les Québécois aiment la joie de vivre.» Les plaisirs immédiats. «Ils se réveillent souvent à l’âge de 45 ans et se disent : «Il faut que je fasse quelque chose.» Comme c’est leur pays, ils se sentent à l’aise et n’éprouvent pas le besoin de constituer un coussin de sécurité, dit-elle. Un immigrant ressent plus d’insécurité.» Sentiment qui l’incitera à épargner davantage. «Quelqu’un croiserait dans la rue mon client le plus riche et ne croirait pas que cet Espagnol d’origine possède autant de propriétés », raconte Mme Mondésir. Quoi qu’il en soit, conclut Mme Chacra, les investisseurs, toutes origines confondues, recherchent la même chose : la sécurité. «La communication et l’écoute sont les plus grands atouts qu’un conseiller doit détenir. Comprendre la psychologie des gens, c’est ce qui va faire la différence.»

Le nouveau Desjardins West Island Financial Centre

L’ENDROIT A L’AIR d’un centre de services Desjardins tout ce qu’il y a de plus classique. Situé sur le boulevard Brunswick, dans l’arrondissement de Pointe-Claire à Montréal, il offre même tous les produits et services financiers habituels attendus de la plus grande institution financière du Québec. Sa particularité? Le centre a été créé dans le but d’attirer les importantes communautés anglophone et allophone du West Island, a indiqué, lors de son inauguration le 15 octobre 2003, le PDG du Mouvement Desjardins,Alban D’Amours.

D’origines moyen-orientale, asiatique, européenne et québécoise, ses 10 employés reflètent le caractère cosmopolite du secteur et peuvent servir les membres en français, en anglais et dans plusieurs autres langues. «Le personnel a été recruté à l’extérieur de Desjardins, dans des institutions concurrentes», spécifie Jean-Pierre Beaudry, porte-parole du Mouvement Desjardins. Appelé en français le Centre de services Desjardins de l’Ouest de l’Île, il est le fruit de la collaboration de trois caisses environnantes : Dorval-Pointe-Claire, Des Sources et Sainte-Geneviève-de-Pierrefonds. «Ça augure très bien», dit-il.Cette initiative s’inscrit dans la stratégie du Mouvement Desjardins visant à devenir le favori des communautés culturelles. «On est,de loin,le numéro un des Québécois francophones. On aimerait bien qu’il en soit ainsi chez les allophones», déclare M. Beaudry, aussi responsable de la Commission consultative sur les communautés culturelles. Formée en décembre 2000, celle-ci a pour mandat de définir les besoins spécifiques de ces clientèles et d’établir des ponts avec elles de façon à ce qu’elles deviennent davantage membres de Desjardins. Un défi captivant, lance M. Beaudry, qui travaille depuis plus de 10 ans à rapprocher Desjardins des nouveaux arrivants. Il dit être convaincu que son institution peut non seulement répondre à leurs besoins financiers, mais aussi contribuer à leur intégration au Québec.«S’ils trouvent des emplois chez nous, s’ils trouvent une place pour soutenir leurs activités et s’ils participent démocratiquement à l’évolution du Mouvement, ils vont se sentir partie prenante de la grande famille québécoise », déclare-t-il.


• Ce texte est paru dans l’édition de février 2004 de Conseiller. Il est aussi disponible en format PDF. Vous pouvez également consulter l’ensemble du numéro sur notre site Web.

Claude Couillard