Paradis fiscaux : quand le rêve se transforme en cauchemar

Par Pierre-Luc Trudel | 21 novembre 2016 | Dernière mise à jour le 16 août 2023
8 minutes de lecture
Photo : grafner / 123rf

Reconnu coupable de complot pour blanchiment d’argent en 2014, l’ex-gestionnaire de portefeuille québécois Éric St-Cyr a purgé 14 mois de prison aux États-Unis après avoir mené la grande vie pendant de nombreuses années aux îles Caïmans.

Dans son récent livre, À l’ombre du soleil, Paradis fiscaux : démesure et déchéance, il raconte son histoire et dénonce l’hypocrisie des autorités, qui se lancent selon lui à la chasse aux petits évadés fiscaux tout en permettant aux grandes entreprises de ne payer pratiquement aucun impôt. Conseiller s’est entretenu avec lui.

Conseiller : Vous avez été emprisonné pour blanchiment d’argent, un crime que vous soutenez ne jamais avoir commis, du moins consciemment. Pourquoi les autorités ne vous ont pas plutôt accusé d’évasion fiscale?

Éric St-Cyr : Les accusations pour évasion fiscale sont très rares. La seule condamnation jamais donnée aux États-Unis avant la mienne pour un cas d’aide à l’évasion fiscale était de 13 mois. Les procureurs américains, qui voulaient m’imposer une peine de 20 ans, ne pouvaient donc pas se baser là-dessus. C’est pourquoi ils nous ont accusés, moi et mes deux associés, d’avoir conspiré et blanchi 200 000 dollars américains, un crime beaucoup plus grave.

D’ailleurs, j’ai écopé d’une peine de 14 mois principalement parce que mon avocat, grâce à ses recherches, a fait admettre au juge que fondamentalement, ma cause n’en était pas une de blanchiment d’argent, mais d’aide à l’évasion fiscale.

Éric St-Cyr

Éric St-Cyr

C : Quelle distinction faites-vous entre l’évasion fiscale et l’aide à l’évasion fiscale?

ESC : Si tu triches dans ta déclaration de revenus, c’est de la fraude fiscale. Si tu ne déclares pas certains revenus, c’est de l’évasion fiscale, et c’est traité beaucoup moins sévèrement que la fraude. Mais nous, nous ne faisions qu’aider les gens qui ne déclaraient pas tous leurs revenus. Ça, c’est de l’aide à l’évasion fiscale, et ce n’est pas considéré comme très grave par les autorités fiscales américaines.

C : Vous vous considérez donc comme une victime du système judiciaire américain?

ESC : Non, pas du tout. Je n’essaie pas de jouer à la victime repentante. Les activités de Clover Asset Management [son ancienne firme établie aux îles Caïmans] n’étaient pas blanches comme neige. Je savais que certains de mes clients ne déclaraient pas les revenus qu’ils déposaient chez nous. J’ai fait de l’aide à l’évasion fiscale, je ne m’en cacherai pas.

Ceci dit, consciemment, je n’ai jamais fait de blanchiment d’argent, et c’est de cela qu’on m’a accusé. On joue avec la loi et la notion de complot pour condamner des individus. Le complot est un crime qui n’a pas été commis, tu peux accuser n’importe qui de n’importe quoi avec ça. Le seul moyen de prouver un complot, c’est avec des témoignages. Et pour sauver leur peau, certaines personnes sont prêtes à dire n’importe quoi.

[NDLR : Dans son livre, Éric St-Cyr laisse entendre que ses associés ont tout fait pour le présenter comme le cerveau de l’opération et se donner le rôle de simples exécutants.]

C : Les stratagèmes pour éviter de payer de l’impôt sont-ils aussi simples et répandus que l’on pourrait le croire aux îles Caïmans?

ESC : Aux îles Caïmans, tout le monde fait ça, aider les gens à payer le moins d’impôt possible. Ce n’est pas un crime. L’évitement fiscal, qui consiste à créer des structures parfaitement légales dans le but de payer très peu d’impôt, est extrêmement répandu et augmente de façon exponentielle.

Le Canada a par exemple signé des ententes de partage d’informations fiscales avec plusieurs centres offshore, dont les Bahamas et les îles Vierges britanniques. Le secret bancaire a certes disparu avec de telles ententes, mais ce qu’on ne dit pas, c’est la raison pour laquelle ces pays-là, dont l’économie repose sur le secret bancaire, acceptent de donner des informations à d’autres juridictions.

Dans ces ententes de partage d’information, les pays ont inséré des clauses qui interdisent la double imposition pour les corporations. C’est-à-dire qu’une compagnie canadienne qui crée une filiale aux îles Vierges britanniques ne pourra pas être imposée deux fois. Elle va être imposée seulement aux îles Vierges britanniques, où l’impôt est inexistant.

Tous les revenus réalisés là-bas qui seront rapatriés au Canada sous forme de dividendes seront exonérés d’impôt. Bref, pour aller chercher quelques millions de dollars chez les individus qui font de l’évitement ou de l’évasion fiscale, on laisse sur la table des milliards, voire des dizaines de milliards de dollars que devraient payer les entreprises.

C : À votre avis, les fuites d’information comme les Panama Papers ont-elles resserré l’étau autour des individus et des organisations qui font de l’évasion fiscale?

ESC : Je ne crois pas. L’évasion fiscale est en perte de vitesse, mais l’évitement fiscal est en pleine explosion. N’importe quelle petite compagnie, surtout si elle fait des ventes sur Internet, peut créer une société aux îles Caïmans et la placer à l’intérieur d’une fiducie STAR, une fiducie sans bénéficiaire. Ainsi, la compagnie n’appartient à personne. Elle peut alors vendre ses produits partout dans le monde sans payer de taxes de vente. Tous les profits, tant qu’ils restent à l’intérieur de la compagnie, sont non imposables. Et c’est parfaitement légal!

C : Vous mentionnez dans votre livre avoir appris beaucoup de choses sur les paradis fiscaux aux agents de l’Internal Revenue Service (IRS). Cela vous a surpris?

ESC : Je suis tombé sur le dos. On leur a littéralement fait des cours. J’étais sûr qu’ils avaient des connaissances très poussées, mais ce n’est vraiment pas le cas. Ils n’avaient par exemple jamais entendu parler des fiducies STAR et ne connaissaient pas de nombreuses structures courantes d’évasion fiscale. Tout cela se trouve facilement sur Internet, pourtant.

C : Les professionnels du secteur financier qui font de l’aide à l’évasion fiscale sont-ils plus à risque qu’auparavant de se faire coincer?

ESC : En connaissez-vous beaucoup qui ont fait de la prison? Dans le 2017 Congressional Budget de l’IRS, un document où l’organisation détaille ses « succès » dans son combat contre le crime, on peut constater que mes deux comparses et moi sommes les seuls à avoir fait l’objet d’une accusation au criminel et d’une peine de prison.

Tous les autres cas mentionnés concernent des institutions financières étrangères situées aux États-Unis. Elles ont seulement reçu des amendes. L’une d’entre elles a pourtant été mêlée à une affaire de blanchiment d’argent impliquant des sommes cinq mille fois plus élevées que celles en cause dans notre dossier. Mais il n’y a eu aucune accusation criminelle. C’est plus payant d’aller chercher un ou deux milliards de dollars d’une banque suisse que de mettre cinq ou six de ses dirigeants en prison.

C : C’est un peu cette « hypocrisie » des autorités fiscales, qui s’attaquent aux petits poissons en laissant filer les gros, que vous dénoncez?

ESC : Le Canada est très hypocrite, investissant des centaines de millions de dollars pour attraper les individus qui font de l’évasion fiscale, alors que de l’autre côté, il aide les entreprises à ne pas payer d’impôt. Le résultat, c’est que la population est ensevelie sous les impôts, alors que les grosses sociétés ont un taux d’imposition qui se situe entre 0 et 4 %.

Cela dit, en tant qu’investisseurs, nous sommes tous des hypocrites. On trouve immoral qu’Apple ne paie que 0,05 % d’impôt, mais quand on a le titre d’Apple dans son REER ou son fonds de pension, on est bien content du rendement qu’il produit. La réalité, c’est qu’il y a une partie importante de l’évitement fiscal qui revient dans la poche des épargnants via la croissance des titres boursiers. Si tout le monde payait tous ses impôts, on assisterait fort probablement à une chute importante des titres des multinationales.

C : Dans ce contexte, comment devraient agir les autorités fiscales?

ESC : Elles devraient trouver le moyen d’imposer les profits là où ils sont réalisés. Quand un client achète un café dont la marque de commerce vaut 75 % du prix de vente, et que l’entreprise est capable de ramener ce 75 %-là dans une juridiction où il n’y a pas d’impôt, elle vient de tromper le pays dans lequel le café s’est vendu.

En revanche, je ne suis pas persuadé que si on réglait le problème de l’évitement fiscal, on améliorerait réellement la vie des gens. Les gouvernements auraient moins de dettes, mais rien ne prouve que cela permettrait à la population de s’enrichir ou de payer moins d’impôts et de taxes.

C : À vos yeux, l’évasion et l’évitement fiscal ne sont donc pas des problèmes graves?

ESC : Au contraire, c’est un problème très grave, mais si on décide de s’y attaquer sérieusement, on doit être conscient de l’impact financier que cela va avoir sur les entreprises et être en mesure de gérer les répercussions négatives.

Ma recommandation, c’est qu’un gouvernement se fasse élire pour un seul mandat afin de faire le ménage. Dès le début, il devrait s’engager à ce qu’une bonne partie des sommes récupérées servent à diminuer le taux d’imposition des individus. Les compagnies touchées récupéreraient donc une partie de l’argent supplémentaire qu’ils paieraient en impôt grâce à une consommation accrue des individus.

C : Votre discours est un peu contradictoire. D’une part vous dénoncez les paradis fiscaux, mais de l’autre, vous semblez les défendre…

ESC : Je ne dénonce rien. Les grandes compagnies ont raison d’avoir recours à l’évitement fiscal. Refuser d’utiliser des moyens légaux pour réduire son fardeau fiscal, c’est travailler contre ses actionnaires et aider la concurrence. On reproche aux dirigeants d’entreprises de le faire, mais dans l’environnement dans lequel ils évoluent, ils n’ont pas le choix.

C : Si tout était à recommencer, retourneriez-vous faire de la gestion d’actif aux Caïmans?

ESC : J’aimerais dire non, mais oui, je le referais. Bien sûr, j’agirais très différemment et je ferais moins confiance aux gens, mais la qualité de vie aux îles Caïmans bat de loin tout ce que j’ai vu dans ma vie.

C : Comment envisagez-vous votre avenir?

ESC : Je ne sais pas trop. Pour le moment, je n’ai pas d’emploi et c’est très difficile. Le milieu financier me manque. Je suis avant tout un gars de chiffres, pas un gars qui conçoit des structures d’évasion fiscale. Je me suis fait entraîner là-dedans, mais je ne faisais pas ça à la base.

a_lombre_du_soleil_paradis_fiscaux_livre_283x425 À l’ombre du soleil, Paradis fiscaux : démesure et déchéance, Éric St-Cyr, Parfum d’encre, 2016, 392 pages, 24,95 $.

Pierre-Luc Trudel