Pour AIG, « seules les commissions comptaient »

Par Priscilla Franken | 2 novembre 2016 | Dernière mise à jour le 16 août 2023
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dphiman / 123RF

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La carrière de M. Thibault aura duré près de 45 ans.

Mais, selon nos informations, AIG est la seule compagnie d’assurance qui acceptait de travailler avec M. Thibault à partir de 2001. « Il était barré chez tous les autres assureurs. Tout le monde le savait, car il ne se gênait pas pour le dire », confie l’une de nos deux sources qui l’ont côtoyé.

BMO peut-elle indiquer combien de plaintes de consommateurs relatives aux « services » de M. Thibault elle a reçues, hormis celles de MM. Duval et Girouard ? Malgré nos multiples relances, l’institution n’a pas répondu à la question.

Conseiller a également demandé à l’assureur s’il avait fait suivre les plaintes des clients à l’AMF, comme la loi l’y oblige depuis 2002. Là encore, silence radio.

Nous avons aussi essayé de savoir si tous les dossiers des clients de M. Thibault avaient été passés au crible suivant sa première condamnation en 2003 et/ou les plaintes de MM. Duval et Girouard en 2008 et/ou sa seconde condamnation en 2013, de façon à s’assurer qu’aucun autre client ne rencontrerait de mauvaise surprise à l’avenir.

Pas de réponse non plus.

« Normalement, quand il y a de gros doutes sur la probité d’un représentant, on vérifie tous ses dossiers, poursuit l’expert en conformité spécialisé dans le domaine de l’assurance. L’agent général et l’assureur vont enquêter et aviser la Chambre s’ils découvrent des inconduites. C’est une obligation, même s’il est vrai que certaines compagnies font tout pour que ça ne se sache pas… vous savez : `pas un mot sur la game`.

Et normalement aussi, aucun assureur ni aucune banque n’a envie de voir son nom associé à celui d’un conseiller malhonnête. On va se dépêcher de le sortir du décor. D’un autre côté, AIG était réputée pour être très agressive sur le marché. Ça se sait que pour cette compagnie, seules les commissions comptaient. »

DES HYPOTHÈSES DE PROJECTION DE PLUS DE 11 %

« Tant que je peux mettre le couvercle sur la marmite, je le fais! ironise un autre expert en conformité qui préfère conserver l’anonymat lui aussi. Les top producers ont un énorme pouvoir de négociation, c’est connu. Étant donné qu’ils rapportent beaucoup d’argent, ils ont des passe-droits dont les autres représentants ne bénéficient pas.

Souvent, les grandes entreprises attendent de grandes catastrophes pour réagir. Le manque de proactivité en matière d’éthique est très courant. Dans certains cas, on peut même parler d’aveuglement volontaire. »

Il est vrai que plusieurs autres éléments soulèvent des questions quant à l’encadrement des activités de M. Thibault. Par exemple, les hypothèses de projection qu’il avait fournies à M. Girouard et M. Duval : elles affichaient des taux de rendement projeté de 10 %, 11,50 % et 11,75 % net.

« En 2006, le taux par défaut était de 6 %; 11,75 %, ça veut dire que le client doit faire au moins 14 % de rendement quand on prend en compte les frais. Pour moi, d’emblée, ça n’a pas de sens, analyse l’expert en conformité spécialisé dans le domaine de l’assurance. Tout est vérifié par l’assureur, donc ce serait très étonnant que ça ait échappé au service de la tarification. »

« En 2006, 11,5 %, c’est ridicule, utopique et irresponsable, confirme le conseiller en sécurité financière qui a 40 ans de métier. J’ai souvent offert des produits vie universelle et je peux vous dire que les assureurs portent une grande attention aux taux d’intérêt. C’est impensable que cette énormité n’ait pas été vue. En partant, c’est surveillé de très près quand les montants sont très élevés. »

Nous avons donc également demandé à BMO comment ces chiffres ont pu passer la tarification. Là encore, pas de réponse.

À cette époque, c’est Hélène Chatelain qui était VP tarification et nouvelles affaires à AIG. Mme Chatelain travaille à Transamerica depuis septembre 2007, selon son profil LinkedIn. Elle a supprimé toute référence à AIG et BMO de cette page Web, qui ne comporte pas de photo non plus. Elle n’a pas répondu à notre demande d’entrevue.

Bill Heaney, qui a travaillé pour AIG/BMO entre 2000 et 2015 et qui était en charge de l’approbation des demandes d’exception pour les hypothèses de projection, n’a pas non plus donné suite à notre demande d’entrevue.

M. Thibault estime pour sa part que ces taux reflétaient bien les taux de l’époque. « Il n’y a pas eu d’exagération de ma part. On présente toujours trois hypothèses aux clients, pas une seule, se défend-il. Mais vous savez, ils ne regardent pas le 4 %, ils regardent le 11 %. Mes clients n’étaient pas des imbéciles et ils étaient très à l’aise financièrement. Ils signaient cette présentation et comprenaient ce qu’elle signifiait. Mais ce document n’est pas une garantie, et je le leur ai bien expliqué. »

Dès 1982, Jacques-André Thibault se voit honoré pour la « qualité supérieure de son volume de ventes ».

DES PLACEMENTS TRÈS RISQUÉS

D’autre part, on constate que les placements habituellement recommandés par M. Thibault étaient « très agressifs » comme on dit, et donc hautement risqués : Dynamic Power Hedge Fund, Sprott Gold & Precious Minerals Fund… « Il était très téméraire par rapport au choix des placements. Il me disait que je pouvais obtenir jusqu’à 25 % de rendement. Mais j’ai vu mon argent fondre », témoigne un ancien client.

Les illustrations de rendement fournies à MM Duval et Girouard révèlent en effet que 100 % des placements étaient faits dans un seul fonds, soit « Dynamique Fonds Valeur américaine ».

« Il faut que le client soit hyper tolérant à la volatilité, souligne notre expert en conformité. Normalement, on diversifie les placements pour avoir une certaine sécurité… là encore, il est surprenant que la tarification ait laissé passer. »

Là encore, M. Thibault tient à défendre son point de vue : « D’abord, ce n’est pas moi qui prends la décision, je n’ai pas carte blanche dans les dossiers. Moi j’explique les choses et à partir de là les clients décident. Le placement je connais ça pas mal, mais je ne peux pas prédire l’avenir. Je ne peux pas prévoir un crash, ni les fluctuations de la Bourse… »

Dans un même ordre d’idées, Conseiller a pu constater que de nombreuses soumissions réalisées par M. Thibault auprès d’AIG étaient rejetées : entre juillet 2002 et mai 2007, pas moins de 48 de ses propositions ont fait l’objet d’un rejet, contre 43 qui ont été acceptées. « Ça me paraît beaucoup de rejets en cinq ans, mais aussi très faible en termes de taux de réussite », estime l’expert en conformité.

« Normalement, avec l’expérience, tu es censé savoir ce qui va passer ou non. En règle générale, le taux de rejet d’un représentant est de moins de 5 % », abonde le conseiller en sécurité financière.

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Notre dossier sur l’affaire Thibault :

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Priscilla Franken