Les courtiers sont-ils captifs?

17 avril 2005 | Dernière mise à jour le 16 août 2023
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(Février 2005)Léon Lemoine est ce conseiller qui a fait lesmanchettes en octobre pour avoir accusé publiquement Services financiersSFL de l’avoir congédié et forcé à cédersa clientèle parce qu’il ne respectait pas les quotas de ventede produits Desjardins. Le Mouvement Desjardins s’en défend, ramenantle tout à une question de relation d’affaires entre une firme etun courtier.

N’empêche, son cas, qui s’inscrit dans la problématiqueplus large soulevée par Eliot Spitzer, procureur généralde l’État de New York, est venu relancer une réflexion quidéborde du mode de rémunération et de l’indépendancevéritable du conseiller pour englober la portée réellede la solution préconisée par les institutions, soit la divulgationdes liens commerciaux.

L’Autorité des marchés financiers(AMF)s’est engagéedepuis dans un exercice d’inspection, par questionnaire. Une premièrevague touchant les assureurs de personnes a été lancée,alors qu’une deuxième vague visera les assureurs de dommages. L’organismede réglementation a admis s’être inspiré des dénonciationsde M. Lemoine. «On sentait que le consommateur était peu informé.Du moins, on voulait voir si la divulgation des liens d’affaires pouvaitcauser problème au Québec», précise le porte-parole,Philippe Roy, qui refuse d’aller plus à fond. «Il est troptôt pour commenter.» L’AMF prévoyait avoir complétéson analyse à la fin de janvier.

Lien d’affaires confusL’un des aspects les plus litigieux concerne le lien d’affairesqui unit l’intermédiaire aux institutions. Outre les incitationsprenant la forme de rémunération indirecte et de bonis, la structurede commissionnement, voire les surcommissions, vient soulever le doute quantà l’indépendance réelle de l’intermédiaire.La confusion est d’autant plus importante qu’au sein des grandsensembles les institutions revendiquent la paternité de la clientèledu représentant. En définitive, c’est s’afficher courtierindépendant et être, dans les faits, un vendeur captif de produitsmaison. Cette confusion amène une question : le produit recommandéest-il celui qui répond le plus fidèlement possible aux besoinsdu client?

Défendant le principe d’autoréglementation, l’Associationcanadienne des compagnies d’assurances de personnes(ACCAP)n’apas attendu les conclusions des travaux de l’AMF. Elle a annoncé,à la fin de décembre, une série de mesures, empruntantà la divulgation et visant à renforcer la confiance des clientsde produits financiers. Afin de soutenir ce lien de confiance, qu’ilsqualifient de primordial, les assureurs se disent prêts à revoirrégulièrement leur mode de rémunération pour y déceleret corriger, le cas échéant, toute pratique pouvant êtreabusive. Pour ce qui est de l’aspect spécifique des primes du typevoyages, «les sociétés offrant de telles incitations exigerontdes intermédiaires qu’ils le précisent aux clients poury être admissibles».

À titre d’illustration, à la Standard Life, où ondonne priorité à la fois à la transparence et àl’indépendance des courtiers, on est allé plus loin en imposant,en novembre dernier, un moratoire sur cette pratique de vente. «Dans lepassé, notre campagne promotionnelle se terminait par la possibilitéde gagner un voyage aux deux ans. Or, à l’instar de ce qui s’estfait dans l’industrie des fonds d’investissement, nous mettons ungel sur les voyages, notamment le temps que le législateur se prononcesur ces pratiques», précise le vice-président aux Affairescorporatives et aux communications, Maxime Bernier.

Aux yeux de l’ACCAP, la divulgation doit comprendre «des renseignementssur les liens entre l’intermédiaire et les assureurs en cause quipermettront au consommateur de juger de l’objectivité des conseilsou des recommandations qu’il reçoit». Et puisque la loi québécoisevient définir les obligations de divulgation du conseiller à l’endroitde son client, sans nécessairement interpeller la compagnie d’assurances,l’ACCAP propose que «l’assureur s’implique, ou puisses’impliquer», précise le vice-président principalaux affaires québécoises de l’ACCAP, Yves Millette.

Plus précisément, on retient que la divulgation en matièrede mode de rémunération devrait être sous la responsabilitédes assureurs et celle reliée au montant de la rémunérationet au taux de commission, sous la responsabilité du courtier, qui seraitencouragé à le faire par la compagnie d’assurances.

Des engagements vaguesCes engagements ont cependant été qualifiés de vagues parJacques St-Amand, analyste-conseil d’Option consommateurs. «C’estbien. On ne peut être contre la vertu. Mais qu’est-ce que cela change?Les compagnies disent qu’elles vont revoir régulièrementleurs structures et pratiques concernant la rémunération liéeaux ventes, sous l’angle notamment des intérêts des clients.Or je pensais qu’elles faisaient déjà cela», ironise-t-il.

L’AMF ne voit pas dans ce geste «proactif» de l’ACCAPune solution à la problématique actuelle. «On ne peut quese réjouir de voir l’industrie faire une réflexion»,souligne M. Roy, qui rappelle que l’organisme de réglementationtravaille dans l’optique de protéger l’intérêtdu client. Il reconnaît, au passage, que l’AMF a héritéde lois qui n’interviennent pas ou qui n’endiguent pas ce genrede pratique. «Mais nous avons la compétence pour l’interdireou l’encadrer si c’est l’avenue qu’il faut retenir»,renchérit-il.

À Option consommateurs, on souhaite vivement que l’AMF fasse lesefforts nécessaires afin de mériter la crédibilitéqu’elle veut bien s’accorder. «Mais l’appréhensiondemeure. Selon leur code de déontologie, les représentants doiventagir dans le seul intérêt de leurs clients. Or ils sont si souventaux prises avec les contraintes et pressions de leur employeur qu’il fautsouhaiter le plus de transparence possible», martèle M. St-Amand.

Un écho à l’affaire Spitzer?Pour sa part, Denis Berthiaume, président de Gestion SFL et premier vice-présidentde l’Assurance pour les particuliers de Desjardins Sécuritéfinancière, situe cette intervention de l’ACCAP dans la fouléedes accusations portées par Eliot Spitzer. En octobre dernier, le procureurgénéral de l’État de New York accusait officiellementle premier courtier en assurances des États-Unis, Marsh and McLennan,d’avoir encaissé des commissions occultes et organisé desenchères truquées, voire gonflé les prix dans le cas d’appelsd’offres fictifs. Le courtier aurait, ainsi, dirigé des clientsà leur insu vers des sociétés d’assurances en retourd’importantes commissions, pour un total de 845 M$US en 2003. Marsh andMcLennan a même reconnu avoir sollicité de fausses offres de contratafin de laisser sous-entendre aux clients qu’il y avait eu des propositionsconcurrentielles et qu’ils payaient le prix le plus bas. «Il n’ya rien de comparable ici dans l’assurance de personnes. Nous ne parlonsdonc pas des mêmes éléments dans le cas Lemoine»,insiste M. Berthiaume.

Le président de Gestion SFL ne veut pas parler trop longuement de l’«affaireLemoine». Ex-représentant de Services financiers SFL, LéonLemoine, un courtier indépendant, a soutenu au cours d’un reportagediffusé par Radio-Canada en octobre dernier, qu’il avait étécongédié et qu’il avait été forcé devendre sa clientèle parce qu’il ne respectait pas les quotas devente de produits de marque Desjardins, que son cas n’était pasun fait isolé et que le geste de SFL survenait malgré le tauxde conservation des affaires de 98 % qu’il détenait.

Dans son argumentaire, M. Lemoine, qui est dans l’intervalle passéd’un contrat d’associé à un contrat de distributeurexterne de SFL, a déclaré avoir privilégié la défensede son indépendance et préféré travailler dans l’intérêtde ses clients malgré les pressions subies, d’autant que les produitsde marque Desjardins n’arrivaient pas nécessairement en têtede liste dans le jeu des comparaisons avec les produits similaires offerts pard’autres manufacturiers. «Puisqu’il s’agit d’uncas litigieux, je ne peux commenter davantage. Il reste que c’est un castypique de relation d’affaires, un cas de fin de contrat comme il en existeplusieurs», ajoute M. Berthiaume, qui rappelle que M. Lemoine avait uncontrat de distribution avec la filiale du Mouvement Desjardins tout en travaillantau sein d’un réseau concurrent.

Le président de Gestion SFL soutient que la politique d’embaucheou d’association de la société qu’il dirige ne prévoitaucun quota minimal, que les courtiers sont autonomes et qu’il n’ya pas de critères de production. Et que les contrats d’embauchesont normalisés dans l’industrie. Tout au plus, «il est demandéune loyauté à la bannière. Puisque le courtier vient chercherdes outils additionnels, un service de soutien auprès de son centre financier,nous souhaitons qu’il passe par SFL, et ce, quelle que soit l’identitédu manufacturier derrière le produit», fait-il observer, tout ensoulignant que le courtier associé au réseau de SFL a accèsà une quinzaine d’autres fournisseurs.

Quant à la politique de rémunération, il y aura toujoursdes écarts de revenus ou de taux de commission. M. Berthiaume préciseque le taux de commission peut varier selon le type de produits, selon sa pérennitéou, encore, selon sa complexité et le besoin de formation qui en résulte.Il illustre son propos en affirmant qu’une assurance vie permanente commandeun taux de commission supérieur à une temporaire sans que celan’enlève à la popularité de cette dernièrefamille de produits.

Des échelles de commissions sont également conçues afinde reconnaître la rentabilité de l’intermédiaire.«Est-ce qu’il s’agit d’incitation? Doit-on y voir unefaçon de favoriser la vente d’un produit selon le niveau de commissionnement?»se demande M. Berthiaume. Il n’est pas sans reconnaître que la concurrenceest forte et que la démutualisation des grands assureurs a intensifiéla pression sur la rentabilité et les résultats immédiats.«Cette pression des analystes financiers et cet impératif de résultatsimmédiats sont réels.» Il renvoie toutefois la balle dansle camp du représentant. «Il revient au conseiller, soumis àun code de déontologie, de faire son travail.»

Léon Lemoine réfute en blocLéon Lemoine s’inscrit en faux contre ces propos. «Je réfuteles affirmations voulant qu’il n’y ait pas de pression àl’interne pour mousser un produit plutôt qu’un autre.»M. Lemoine montre du doigt ces campagnes promotionnelles axées uniquementsur les produits Desjardins. «Les directeurs de centre financier, quisont des franchisés, ont également des concours portant uniquementsur la vente de produits Desjardins», ajoute-t-il.

Et son cas ne serait pas isolé. «Une trentaine d’autresont été limogés en fonction des mêmes critères,à savoir sans motif valable autre que le fait de ne pas vendre suffisammentde produits Desjardins», allègue M. Lemoine. L’institutions’en remet alors à la clause 8,2 du contrat de distribution, quiprévoit un tel congédiement sans motif, sur simple présentationd’un avis de 15 jours. Le tout étant suivi d’une vente forcéede la clientèle. Des clauses abusives à défaut d’êtreillégales, souligne-t-il. «Si Desjardins s’en remettait àun réseau de représentants exclusifs, je comprendrais. Mais l’institutionpasse par le réseau SFL, qui s’affiche indépendant, sansidentification de Desjardins. Nous nous retrouvons devant une situation de conflitd’intérêts qui, faut-il l’admettre, existe ailleurs.Quand un manufacturier de produits est également propriétaired’un réseau de distribution, il est susceptible de se retrouverdans une telle situation de conflit.»

À la Chambre de la sécurité financière, la directricedes communications, Christiane Côté, a refusé de commenterle cas Lemoine. «Nous n’avons aucune juridiction dans ce cas spécifique.Notre responsabilité concerne la déontologie et le domaine dediscipline. Quant aux pratiques commerciales et de rémunération,elles sont sous la juridiction de l’AMF», répond-elle, touten nous invitant à consulter le code de déontologie. Ce code imposenotamment que la conduite du représentant soit empreinte d’objectivitéet de modération, que ce dernier s’abstienne d’inciter unepersonne de façon pressante ou répétée àrecourir à ses services professionnels ou à acquérir toutproduit, qu’il sauvegarde en tout temps, dans l’exercice de sesactivités, son indépendance et évite toute situation danslaquelle il serait en conflit d’intérêts. Mais, en matièrede vente de produits maison, où trace-t-on la ligne qui sépareun conseiller indépendant d’un courtier captif? Le flou persiste.

M. Lemoine estime qu’un courtier ayant plus de 30 % de ses activitésauprès d’un seul manufacturier peut difficilement prétendreêtre indépendant. La Chambre de la sécurité financièren’est pas aussi précise. Si on se réfère aux paramètresde la Loi sur la distribution de produits et services financiers, tout au plusretire-t-on que le point de départ de l’intervention du représentantest l’analyse des besoins du client. On ne se sert ni de pourcentage nide concentration de volume d’activités auprès d’unseul manufacturier pour faire la distinction. «On entrerait alors dansle domaine des pratiques commerciales et du code d’éthique»,renchérit Mme Côté. Sur cette base, si le client se sentlésé, le tout est ramené au dépôt d’uneplainte auprès de l’AMF.

Le conseiller fait-il le poids?Le conseiller est donc convié à exercer le rôle de chiende garde des intérêts du client. Mais en a-t-il les moyens? Dispose-t-ild’un rapport de force entre l’institution financière et lesorganismes de réglementation? Est-ce que les conseillers en sécuritéfinancière ressentiraient le besoin de se regrouper ou de former un ordreprofessionnel quelconque? «Je ne peux répondre en leur nom»,commente Me Jean Girard, planificateur financier et président de l’Institutquébécois de planification financière(IQPF). «Cependant,on [l’IQPF] s’est donné un code de déontologie etdes normes de pratiques professionnelles spécifiques afin de mieux protégerle patrimoine des Québécois. Pour le moment, nous n’avonspas le pouvoir d’imposer ces normes aux planificateurs financiers maisnous avons entrepris des démarches auprès de l’Office desprofessions du Québec pour que la planification financière soitrégie par le Code des professions», fait-il valoir.

«Ce code de conduite, ajoute Me Girard, stipule qu’il doit y avoirdivulgation et transparence dans l’acte professionnel, autant sur le plandes services que de la rémunération». Me Girard estime quela rémunération d’un service-conseil devrait êtrefaite à honoraires ou à salaire alors que la vente de produitsrapporte généralement des commissions. Il revient donc aux conseillersmultidisciplinaires de s’assurer de la pertinence des produits venduspar rapport aux besoins du client. «Quel que soit le mode de rémunération,c’est une question d’éthique et de professionnalisme, lesintérêts du client doivent prévaloir.»

Me Girard juge que la divulgation et la transparence peuvent devenir garantesde cette objectivité dans la mesure où elles apportent au clientdes éléments de comparaison qui lui permettent de faire des choixéclairés et de déterminer les situations potentielles deconflit d’intérêts.

Richard Giroux abonde en ce sens. Le responsable du développement àl’Industrielle Alliance, Valeurs mobilières estime que des situationsde conflit d’intérêts comme celui évoqué parLéon Lemoine ne sont pas une chimère. Et que la confusion peutêtre grande, notamment en raison de cette tendance des grandes institutionsà proclamer par contrat leur paternité de la clientèledu conseiller lorsqu’il quitte ou à la revendiquer. «Le manufacturierde produits a intérêt à se doter d’un réseaude distribution. Que ce réseau de distribution soit exclusif ou non,avec les pressions qui s’exercent sur les marges bénéficiaires,il a également intérêt à s’assurer d’uneallégeance morale, ne serait-ce que minimale, de la part du conseiller.»

Cela étant dit, la divulgation des liens d’affaires peut devenirun moyen de minimiser les abus potentiels. «Il y a cet impératifdu conseiller de bien connaître son client. Mais cela devrait aller dansles deux sens», résume M. Giroux.