La médecine amère de Jacques-André Thibault

Par Didier Bert | 19 juin 2014 | Dernière mise à jour le 16 août 2023
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Plusieurs médecins figurent parmi les anciens clients de Jacques-André Thibault. Conseiller.ca en a rencontré deux, qui reconnaissent avoir négligé leurs finances personnelles après les avoir confiées aveuglément à leur représentant Jacques-André Thibault.

Yoland Girouard fait partie des trois investisseurs cités dans la plainte de la syndique de la Chambre de la sécurité financière (CSF) contre Jacques-André Thibault. Anesthésiste en Estrie, il dit avoir souscrit un contrat d’assurance vie alors que sa situation financière n’en nécessitait pas. « Je n’avais pas besoin d’assurance vie, affirme-t-il aujourd’hui. M. Thibault me l’a vendue comme un produit de placement fantastique. »

Sur les conseils de ce dernier, M. Girouard décide d’hypothéquer sa maison pour s’en « servir comme levier » pour ses placements. « Le lendemain-même, j’avais rendez-vous à la banque, raconte-t-il. Tout était arrangé. Le gérant m’a reçu à bras ouverts. Quand je me suis plaint, il ne travaillait plus là. »

Le client finit par s’apercevoir que les rendements ne sont pas suffisants pour payer les primes de sa police d’assurance vie. « C’est quand j’ai réalisé toute l’ampleur du problème que j’ai commencé à regarder mes affaires. »

Il demande alors à la compagnie d’assurance vie d’annuler la police. « Je pensais qu’AIG reconnaîtrait que je m’étais fait avoir. Mais j’ai fait rire de moi par un vice-président de la compagnie. »

L’anesthésiste se retourne ensuite contre le représentant, en déposant une plainte auprès de la CSF. « Jacques-André Thibault m’a dit : on me donnera juste une petite tape sur les doigts. Thibault est le style d’agent qui s’approche des médecins, ou de gens qui n’ont pas le temps de mettre leur nez dans leurs affaires. Ça lui prend des gens qui ont de l’argent, qui peuvent avoir du financement facilement. »

Médecin = client naïf ?

Est-ce à dire que les médecins prennent des décisions financières de manière désinvolte ? « Ils sont réputés pour être incompétents financièrement, répond Sylvain B. Tremblay, vice-président Gestion privée chez Optimum Gestion de placements, qui travaille depuis 20 ans avec une clientèle de médecins. Ils sont absorbés par leur profession », explique-t-il.

En plus, les médecins ne chercheraient pas à approfondir leurs connaissances, par manque d’intérêt. « Ils se consolent facilement en disant : j’ai perdu un million, mais comme je vais facturer 500 000 $ l’année prochaine…, affirme Sylvain B. Tremblay. Cela laisse la voie libre à des escrocs, parce que les médecins génèrent beaucoup de revenus. »

Pourtant, les conséquences peuvent être dramatiques. « Oui, des médecins finissent assez riches, mais d’autres sont complètement ruinés en fin de carrière », déplore M. Tremblay.

Sylvain B. Tremblay

La retraite dix ans plus tard

Une autre cliente de Jacques-André Thibault, elle aussi médecin, se mord aujourd’hui les doigts de lui avoir fait confiance. Mais elle n’a pas porté plainte contre le représentant. Alors qu’elle pensait prendre sa retraite en 2012, elle sait qu’elle devra patienter dix ans de plus, uniquement pour rembourser ses dettes. Cette ancienne cliente de M. Thibault souhaite garder l’anonymat.

En 2004, alors qu’elle cherche à retirer ses actifs d’un gestionnaire de fonds privé qui vient d’être impliqué dans le scandale Norbourg, son comptable lui réfère Jacques-André Thibault. Elle rencontre le représentant, qui lui affirme que « l’argent accumulé en assurance vie, c’est libre d’impôt », dit-elle, et qu’elle ne possède pas assez d’assurance vie pour couvrir les impôts à payer à son décès. La praticienne se sent en grande confiance avec lui. « M. Thibault est une personne qui met à l’aise, souligne-t-elle. On échangeait sur nos difficultés de vie. C’était une belle amitié. »

Sur les conseils de son nouveau représentant, la professionnelle accumule alors les polices d’assurance vie, jusqu’à un sommet de 21 millions de dollars de couverture. « Le coût annuel était énorme. Ça n’avait pas de sens. »

La cliente de Jacques-André Thibault se voit carrément obligée de puiser dans « 25 ans d’économies » pour payer les primes. « Et j’ai emprunté pour payer mes impôts. » Elle va jusqu’à hypothéquer sa maison pour investir dans des actions de l’entreprise Phasoptx, dont M. Thibault lui vante les perspectives prometteuses en moins de six mois, mais qui n’ont toujours pas offert de plus-value, dix ans après leur acquisition.

Ce n’est qu’à l’automne 2013 qu’elle s’aperçoit que les rendements ne sont pas à l’abri de l’impôt. Et c’est sans compter les pertes énormes qu’elle a subies . « Tout était dans le même panier : dans le pétrole et dans l’or, soupire-t-elle. J’ai perdu 47 % de mon portefeuille. » Un autre conseiller financier lui apprend aussi que, pour chaque police, le représentant aurait perçu une commission de 50 % de la prime de première année.

Aujourd’hui, la docteure s’étonne des méthodes de Jacques-André Thibault. « Il ne m’a jamais fait de bilan financier, précise-t-elle. Ça ne se passait pas comme ça avec d’autres courtiers, même avec mon ancien conseiller. M. Thibault devait faire ça autrement… » Au même moment, elle découvre aussi l’existence de pénalités coûteuses en cas de retrait de la police. « Je ne pouvais plus reculer. »

Cerise sur le gâteau, elle apprend « par en arrière » que M. Thibault mentionnait un montant d’actifs de 9 millions de dollars sur ses demandes d’assurance vie. « Jamais je n’aurais autorisé un tel montant mais lui expliquait que lorsque les gens savent qu’on a de l’argent, ils nous considèrent mieux… »

Après avoir constaté qu’elle avait perdu entre 1,5 et 2 millions de dollars dans l’aventure, a-t-elle porté plainte ? « Non. Qu’est-ce que ça aurait donné ? », invoque-t-elle en soulignant la complexité de se lancer dans des procédures judiciaires et d’avoir affaire à des avocats.

Quand on lui demande ce qui reste de son amitié envers Jacques-André Thibault, l’ancienne cliente hésite. « J’ai besoin de prendre du recul. Ce n’est pas encore absolument clair si c’est un ami sincère. (…) Je pense qu’il croyait en ce qu’il faisait. »

Si elle demeure incertaine quant à cette amitié, la médecin sait qu’elle a perdu d’autres amis, qu’elle avait « malheureusement » dirigés vers M. Thibault, et qui ont eux aussi suivi les conseils du représentant. « Ils ont arrêté de me parler. »

Se laisser berner par l’image

Amitié, confiance, sincérité… Sylvain B. Tremblay pointe du doigt certaines méthodes de vente, davantage basées sur l’image que sur la compétence. « Le développement des affaires est encore trop basé sur le relationnel, fait-il remarquer. Des firmes recrutent d’anciens joueurs de hockey parce qu’ils connaissent du monde », illustre-t-il.

Le dirigeant d’Optimum Gestion de placements regrette également le comportement de trop nombreux clients, prêts à se fier à des « champions de la relation », même si ceux-ci n’ont « presque aucune scolarité ».

« Les gens font confiance trop rapidement… Ils mettent un mois pour s’acheter un ordinateur, mais confient leurs avoirs à un conseiller après une demi-heure d’entrevue ! », conclut-il.


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Didier Bert

Didier Bert est journaliste indépendant. Il collabore à plusieurs médias sur les thèmes de l’économie, des finances et du droit.